Les fausses vérités de l’affaire Seznec, 1.
LA MISE À SAC DU BUREAU DE PIERRE QUÉMÉNER
Ce que j’appelle les fausses vérités de l’affaire Seznec, ce sont ces interprétations — voire ces inventions — que l’on considère généralement comme des faits établis et dont on se sert parfois pour échafauder des théories, alors qu’elles ne sont au mieux que des hypothèses, qui devraient toujours être présentées comme telles, et au pire des erreurs graves, des mensonges éhontés ou des propos diffamants.
L’une de ces fausses vérités est l’affirmation suivante : Jean Pouliquen et Louis Quéméner ont mis à sac le bureau de Pierre Quéméner dans sa villa Ker-Abri à Landerneau juste avant la perquisition du 29 juin 1923.
Cette assertion a été établie, semble-t-il, par le roman L’Affaire Seznec (1988) de Denis Langlois. Je dis « roman » car, si le premier ouvrage de maître Langlois sur cette affaire s’appuie sur une étude approfondie du dossier et d’importantes recherches, il utilise une technique narrative romanesque interdite à l’historien, ne cite généralement pas ses sources et contient de nombreuses erreurs. Il est donc important de ne s’en servir comme référence qu’avec prudence. Cela n’enlève rien à l’immense respect que j’ai pour le talent, la posture et les combats de son auteur.
Dans ce livre, Denis Langlois nous raconte (pages 81 et 82) :
Le lendemain, 29 juin, c’est à Landerneau que tout le monde se transporta : perquisition au domicile de Quemeneur. On ne peut pas dire que ce fut une surprise. La veille, Ouest-Éclair avait publié une dépêche en provenance de Brest : « L’actif juge d’instruction Binet doit se rendre demain matin à Landerneau, en vue d’opérer une perquisition à la villa Ker-Abri, domicile du conseiller général disparu.
Vers 9 heures, quand le juge d’instruction et le procureur de la République Guilmart, flanqués d’un greffier, frappèrent à la porte, ils eurent la surprise d’être reçus non seulement par la sœur de Quemeneur, mais par son frère Louis et son beau-frère Pouliquen. Une réunion de famille.
Ils entrèrent dans le bureau de Quemeneur, au rez-de-chaussée, et là restèrent sans voix : des armoires grandes ouvertes, des tiroirs sortis, un coffre-fort béant, des casiers arrachés des murs, des tas de papier partout, des registres, des agendas.
— Mais vous avez déjà fait notre travail ! s’exclama le juge Binet.
— Non, dit Pouliquen gêné, nous avons seulement cherché des affaires.
— Eh bien ! vous cherchez plutôt brutalement. C’est une vraie mise à sac ! Je suis obligé de le noter sur le procès-verbal. Je vous avoue que je suis très surpris que vous, un notaire, vous vous soyez livré à une telle opération.
Le commissaire Cunat arriva avec deux inspecteurs dont l’un débarquait de Paris et tout le monde commença à fouiller.
Dans le coffre, pas la moindre somme d’argent ni en francs ni en dollars. Aucune pièce, aucun billet.
— Bizarre ! dit le juge en se tournant vers Pouliquen. M. Quemeneur n’avait donc pas le moindre centime devant lui !
Suit une description des très nombreux documents trouvés par le juge, dont les reconnaissances de dettes de Jean Pouliquen pour un total de 160.000 francs.
Le téléfilm d’Yves Boisset L’Affaire Seznec (1993), inspiré du livre de Denis Langlois, ira plus loin en montrant le juge surprenant la famille de Pierre Quéméner avec des documents en main dans le bureau du disparu.
Quant à Denis Seznec, dans sa prétendue contre-enquête Nous, les Seznec (1992), ne faisant habituellement aucune discrimination dans ses sources entre les délires du juge Hervé et les pièces du dossier, il paraphrase le texte de Denis Langlois et, faisant du roman à partir du roman, nous fournit, pour le plaisir d’égratigner le notaire de Pont-l’Abbé, un petit passage de son cru (page 142 de l’édition de 2009) :
Me Pouliquen, qui apparemment a pris en main les affaires de la famille à la place de Jenny et de Louis Quemeneur, admet tranquillement que le responsable de tout ce désordre... c’est lui :
— J’ai voulu ranger un peu les papiers de mon beau-frère, tout simplement.
J’ai cherché en vain l’enregistrement de ces dialogues dans la presse. Ce que j’ai compris de la lecture des articles, c’est qu’aucun journaliste, bien évidemment, n’a été admis dans la villa au moment de la perquisition. Par contre, les journaux ont visiblement eu accès au procès-verbal de transport sur les lieux, dont ils rapportent de nombreux éléments.
J’ai reproduit l’intégralité de ce procès-verbal sur ma page du 29 juin 1923. Je ne citerai ici que les passages relatifs au sujet de ce billet :
Arrivés à 9 heures du matin à la villa Kerabri, nous y avons été reçus par M. Pouliquen, notaire à Pont-l’Abbé, beau-frère de M. Quémeneur, et M. Quémeneur Louis, frère du disparu.
Après leur avoir fait connaître le but et l’objet de notre visite, ces messieurs nous ont introduits dans le bureau de leur beau-frère et frère, sis au rez de chaussée de la villa Kerabri.
Avant de procéder aux opérations qui déterminaient notre visite, nous avons remarqué, tant sur le bureau de M. Quémeneur que dans les casiers ou armoires diverses qui garnissaient le local, un désordre manifeste : des papiers, documents divers, registres, agendas, étaient pêle-mêle répandus un peu partout.
Avec l’assistance de M. Cunat, commissaire de police mobile à Rennes, M. Legall, inspecteur de police également à Rennes, et M. Leserre, inspecteur de la Sûreté générale, attaché au service des Recherches Judiciaires, nous avons procédé à l’examen minutieux du bureau de M. Quémeneur, des tiroirs de sa table de travail, des casiers adhérant au mur de la pièce servant de cabinet de travail, ainsi que du coffre fort s’y trouvant.
Nous remarquons tout d’abord l’absence de toute comptabilité régulière [...]
Nous ajoutons que notamment, ni dans le coffre fort, ni dans les tiroirs des meubles, nous ne trouvons aucune somme d’argent, ni espèces, ni billets, ni dollars.
Le coffre fort contient des reconnaissances de dettes, pour des sommes importantes, souscrites au profit de Quemeneur par différents membres de sa famille et pour plusieurs centaines de mille francs.
J’ai beau lire et relire ce document, je n’y trouve ni surprise en arrivant, ni armoires grandes ouvertes, ni tiroirs sortis, ni coffre-fort béant, ni casiers arrachés des murs, ni aucune des paroles citées par Denis Langlois et Denis Seznec. Il est même dit, au contraire, que les casiers adhèrent au mur.
Le procureur, le juge et son greffier sont arrivés à Ker-Abri, il y ont trouvé la famille du disparu, ce qui était bien normal (la présence de Jenny Quéméner était même nécessaire pour la perquisition, il me semble) et ce n’est qu’ensuite qu’on les a conduits au bureau. Le juge n’attribue à aucun moment le désordre qu’il y trouve à une fouille préalable. Il indique que Pierre Quéméner ne tenait pas de comptabilité. Le plus probable, c’est que Pierre Quéméner était lui-même l’auteur de ce fatras de papiers.
Voyons maintenant ce qu’il en est de cette « réunion de famille ». La Dépêche de Brest du 30 juin 1923, dans un article en première page daté de Paris le 29, nous rapporte :
On sait que le commissaire de la Sûreté générale Vidal enquête pour le compte du juge d’instruction de Brest, M. Binet.
Dans la nuit, un inspecteur de ses services est parti pour Brest, porteur de pièces de procédure, et chargé, pourrait-on dire, de la liaison entre la rue des Saussaies et le parquet de Brest.
Par le même train, M. Pouliquen, notaire à Pont-l’Abbé, et Mlle Quéméneur, ont quitté Paris pour rejoindre le Finistère. Ils se sont refusés encore une fois à faire la moindre déclaration sur le caractère de leurs « dépositions » devant le commissaire Vidal.
En cinquième page de ce même journal, on apprend que le procureur, le juge et son greffier sont arrivés à Landerneau pour la perquisition par le train de 8 heures 52. On peut donc résumer les événements.
Le 28 juin 1923, après leur confrontation houleuse avec Guillaume Seznec dans le bureau du commissaire Vidal à Paris, Jean Pouliquen et Jenny Quéméner quittent la gare Montparnasse à 20 heures 10 pour rentrer en Bretagne, dans le même train qu’un inspecteur de la Sûreté générale (très probablement Henri Lecerre, que l’on retrouve plus tard à Ker-Abri).
Le lendemain matin, si le train est à l’heure, Jean Pouliquen et Jenny Quéméner descendent à Landerneau à 6 heures 17 et l’inspecteur arrive à Brest à 6 heures 38. Pendant l’absence de sa sœur, Louis Quéméner est certainement resté à Ker-Abri pour garder la villa. Enfin, à 8 heures 35, le juge et ses compagnons quittent Brest, descendent à la gare de Landerneau à 8 heures 52 et se présentent vers 9 heures à Ker-Abri pour effectuer la perquisition, bientôt rejoints par des policiers.
La petite réunion de famille était donc parfaitement naturelle. Jean Pouliquen et Louis Quéméner n’auraient eu qu’un peu plus de deux heures pour créer le capharnaüm que certains ont décrit. La presse avait annoncé la perquisition la veille, mais Pouliquen était encore à Paris. De plus, informé de la visite du juge, pourquoi aurait-il pris le risque de se faire surprendre en train de fouiller les papiers de son beau-frère ? Pourquoi aurait-il créé un désordre digne d’un cambriolage ? Pourquoi n’aurait-il pas effectué cette fouille plus tôt, étant pratiquement établi à Ker-Abri depuis le 10 juin ? Pourquoi n’aurait-il pas tout remis en ordre ensuite ?
Quant au coffre-fort, il n’est pas dit dans le procès-verbal qu’il était ouvert au moment de l’arrivée du juge. Je pense même que, si tel avait été le cas, le greffier d’instruction aurait noté ce détail suspect. Il est fort possible que Jenny Quéméner ait été la seule des personnes présentes en mesure d’ouvrir ce coffre, étant la seule habitante légitime des lieux. Enfin, l’absence d’argent dans ce coffre n’avait rien de surprenant. Pierre Quéméner était parti avec tous les billets dont il disposait, pour un total d’environ 17.000 francs, selon sa sœur. Pourquoi aurait-il eu besoin de faire des demandes de prêts à sa banque et à son beau-frère s’il avait possédé des liquidités importantes dans son coffre ? Seule la présence de pièces d’or aurait pu s’expliquer, car Pierre Quéméner aurait pu juger utile de les conserver, comme placement très rentable à l’époque.
Je crois donc que cette mise à sac du bureau de Pierre Quéméner par son frère et son beau-frère n’est qu’une légende. Il est, tout au moins, nécessaire de cesser de la considérer comme un fait établi.
Billet précédent : L’entrepreneur électricien Caillet