Mardi 2 mai 2023

Les fausses vérités de l’affaire Seznec, 2.

LE RUBAN NOIR DE LA MACHINE À ÉCRIRE

 Le 6 juillet 1923, la police mobile de Rennes procède à la troisième perquisition du domicile de Guillaume Seznec à Morlaix, sur commission rogatoire du juge d’instruction Binet de Brest, comme elle l’avait fait les 28 et 30 juin, mais cette fois la fouille s’étend à tous les bâtiments de la propriété et est très approfondie. Elle est réalisée par le commissaire divisionnaire Léon Labouerie, le commissaire Jean-Baptiste Cunat et les inspecteurs François Chélin, Pierre Faggiani, Pierre Le Gall et Jules Thomas.
 Denis Langlois, dans L’Affaire Seznec (1988, page 98), attribue par erreur à la seconde perquisition les opérations exhaustives uniquement effectuées le 6 juillet, comme une lecture attentive de La Dépêche de Brest du 8 juillet 1923 nous permet de le constater (je reproduis le passage concerné plus bas).
 Héritant de cette confusion, Denis Seznec, dans Nous, les Seznec (1992, page 170 de l’édition de 2009), nous offre un récit très détaillé et vivant de la perquisition, comme s’il y avait assisté en personne, mais dont pratiquement chaque phrase révèle une mauvaise lecture des sources ou n’est simplement que le fruit de son imagination débordante.
 Les deux auteurs ont alors à cœur de démontrer que, les policiers ayant déjà fouillé les bâtiments de Seznec de fond en comble la dernière fois, toute nouvelle découverte ne pourrait concerner qu’un objet qui y aurait été placé ensuite, alors que Seznec était à Paris.
 En réalité, la machinerie n’avait pas encore été visitée. C’est au deuxième étage de ce bâtiment, dans le grenier (et non au premier étage, comme Denis Langlois et Denis Seznec l’ont écrit), que les inspecteurs Chélin et Thomas découvrent une machine à écrire de marque Royal, dissimulée « derrière un tableau de distribution d’énergie électrique, enveloppée dans un vieux tablier en toile de sac », selon une lettre du commissaire Labouerie en date du 19 octobre 1924 (citée par Bernez Rouz dans L’Affaire Quéméneur-Seznec, 2005, page 123 de l’édition de 2006). Le Petit Parisien du 25 juillet 1923 attribue cette trouvaille au seul Chélin.
 Voici comment Denis Seznec nous raconte (page 173) les suites immédiates de la découverte de cet élément extrêmement important de l’affaire :

 Les policiers s’emparent de la Royal, la manipulent sans aucune précaution, relèvent le numéro, puis vont la montrer à Angèle Labigou.
 — Vous connaissez cette machine ?
 — C’est la première fois que je la vois, celle-là ! s’exclame la bonne. Jamais on ne s’en est servi dans la maison !
 Un peu plus tard, quand apparaît Marie-Jeanne, celle-ci a une réaction identique. Mais elle ajoute :
 — Sur l’acte de vente de Traou-Nez, que vous nous avez pris, il y avait des lettres avec des traces rouges, je m’en souviens. Regardez, le ruban de celle-là, il est tout noir ! Il n’a pas servi à taper l’acte de vente, c’est évident.
 Le commissaire Cunat hausse les épaules. Rouge, noir, quelle importance ?

 Habitué à faire feu de tout bois, Denis Seznec, bien qu’il conteste l’appartenance à son grand-père de cette machine à écrire, tient à démontrer de diverses façons qu’il ne s’agit pas de la machine ayant servi à taper les promesses de vente de Traou-Nez. C’est, selon lui, un policier, ou toute autre personne mal intentionnée, qui l’aurait introduite en secret dans la propriété de Guillaume Seznec pour accabler l’inculpé. Cependant, si la machine saisie n’est pas la bonne, elle peut bien appartenir à Seznec sans qu’elle puisse être retenue comme un élément à charge contre lui. Contester son lien avec l’affaire devrait suffire. Malheureusement, il sera prouvé que cette machine, identifiée par ses défauts caractéristiques, par les traces d’une réparation et par son numéro de série, est bien celle qui a été utilisée pour façonner les deux exemplaires de la promesse de vente datée du 22 mai 1923, et qu’étrangement elle n’a été achetée que trois semaines après cette date par un sosie de Seznec, si ressemblant que plusieurs témoins, mis en présence de Seznec, le reconnaîtront formellement comme l’acheteur.
 La principale source de Denis Seznec pour ses pages consacrées à cette troisième perquisition est, de manière évidente, un article de La Dépêche de Brest du 8 juillet 1923, qui sera en grande partie reproduit, légèrement modifié, dans Le Journal du lendemain (mais la réaction d’Angèle Labigou ne figure pas dans cette seconde version) :

 C’est la machine à écrire ! Bien vite, elle apparaît toute nette, comme neuve, sans la moindre poussière.
 — Je ne sais pas, répond Mme Seznec, lorsqu’on l’interroge sur la présence de cet objet en ce lieu.
 Néanmoins, on la presse de questions.
 — Jamais je n’ai vu ici cette machine et jamais mon mari ne m’en a parlé. Ce n’est certainement pas lui qui l’a portée là.
 Un inspecteur de la brigade mobile, pour procéder aux premières vérifications, s’est servi de l’instrument pour taper le début de l’acte sous seing privé qui fut reproduit par la presse. Or, il lui apparaît ainsi qu’à ses collègues que les empreintes sont identiques.
 Mme Seznec n’en proteste pas moins.
 — Mon mari, dit-elle, ne sait pas se servir d’une machine à écrire ; de plus, j’ai très nettement remarqué que dans l’acte qu’il m’avait remis après qu’il eut été signé à Brest par M. Quéméneur, il y avait des lettres rouges. Or, ici, il n’y en a pas.
 Mlle Angèle, qui, la veille encore, avant l’entrée chez les époux Seznec de ceux qui allaient faire l’importante découverte que l’on sait, nous jurait que jamais elle n’avait vu d’autre machine à écrire que celle qui avait été cédée il y a dix-huit mois environ à un habitant de Morlaix, est également harcelée de questions.
 Que sait-elle exactement ? N’est-elle pas plus avertie qu’elle le veut bien dire ? Est-il impossible de le supposer, alors qu’elle vit familièrement chez ses maîtres... si fami[li]èrement même qu’il lui advint un jour de leur prêter plusieurs milliers de francs ?
 C’est pourquoi on l’interroge avec autant de soin.
 Cette machine ?
 Elle non plus ne sait pas ; elle ne l’a jamais vue.

 Je constate tout d’abord que, même si l’article ne précise pas la chronologie exacte des faits, les explications de Marie-Jeanne Seznec sont données avant celles d’Angèle Labigou. Denis Seznec nous dit que la perquisition a commencé vers 14 heures, Angèle étant seule à la maison, que Marie-Jeanne n’est arrivée qu’une heure plus tard et que la découverte de la machine s’est faite en l’absence de la maîtresse des lieux. C’est probablement la raison pour laquelle il préfère placer la réaction de Marie-Jeanne après celle d’Angèle. Or, l’article de La Dépêche de Brest montre que la fouille dans la machinerie n’a été effectuée qu’après de longs efforts fournis ailleurs, qui peuvent avoir pris des heures (j’ajoute des dates entre crochets pour éclaircissement) :

 Des recherches avaient déjà été faites en ce lieu [les 28 et 30 juin], mais on les voulait plus complètes encore.
 On avait sondé le lit du Queffleut et la vase de l’étroit canal latéral [le 30 juin] ; on voulait tout examiner maintenant [6 juillet]. Et d’un hangar où s’entassaient mille choses, on sortait par centaines des vestes et des capotes militaires ; une à une, on soulevait les plaques des canalisations, on déclouait des planches formant plafonds ou planchers, on vidait le foyer de la chaudière de l’appareil moteur et on examinait les cendres.
 Bien que tout cela fût vain, les recherches se poursuivaient avec la même ardeur.
 Derrière la haute chaudière, un escalier entièrement fait de tiges métalliques grimpe entre des cloisons de briques. On le suit jusqu’au premier étage, où l’on perquisitionne à nouveau, sans plus de résultat ; on le reprend encore pour gagner la soupente qu’éclairent deux ou trois pauvres lucarnes.
 Ici, un ramassis de choses les plus hétéroclites : des ustensiles de toutes sortes, des sabots inachevés, des fils électriques, des bouts de ferraille sans nom, et derrière une sorte de cloison, un lit fait de planches juxtaposées que le rabot n’a même pas effleuré. Ce coin représente la chambre qu’occupait un chauffeur, il y a un an !
 Toute la literie y est demeurée. Son examen ne révèle rien.
 À côté, appuyé sur la muraille, un large tableau vernissé, percé de trous, par où émergeaient jadis des fils électriques. Un geste le relève et derrière apparaît un paquet fait de papier gris.

 Puisque l’on imagine mal madame Seznec suivant les inspecteurs dans un grenier, au sommet d’un escalier fait de tiges métalliques (qui semble permanent et éliminerait ainsi ce qu’a écrit Yves Le Saout sur la nécessité d’apporter une échelle), la découverte ne s’est certainement pas faite sous ses yeux, mais sa présence à son domicile n’est pas exclue, car elle semble avoir été interrogée sur la provenance de la machine peu de temps après.
 Denis Seznec, lui, ignore les centaines de pièces de vêtements transportées, les canalisations inspectées, les plafonds et planchers décloués et l’examen des cendres de la chaudière, et nous résume les recherches à sa façon (page 171) :

 Les policiers, contrairement aux visites précédentes où ils ont fouillé partout de fond en comble, un peu au hasard, se dirigent sans aucune hésitation vers un hangar. Ce bâtiment, qui n’a bien sûr pas échappé aux recherches antérieures, abrite la machine alimentant la scierie en énergie.
 Négligeant le rez-de-chaussée, l’escouade monte directement au premier étage où se trouve l’ancienne chambre du « chauffeur », Raymond Samson.

 Il n’y a pratiquement pas un mot de vrai dans cette description.
 Mais revenons au sujet de ce billet (dont il est difficile de ne pas s’écarter régulièrement, chaque phrase de Denis Seznec étant sujette à caution). Dans La Dépêche de Brest, Marie-Jeanne ne parle pas de « lettres avec des traces rouges » (ce qui n’a aucun sens) mais de « lettres rouges », qu’elle a vues sur l’acte que son mari lui a présenté (prétendument le 22 mai en rentrant de Brest, quand la machine qui l’a tapé était encore au Havre chez Joseph Chenouard, qui l’avait acquise le 13 avril), et elle ne dit pas que le ruban de la machine saisie est noir, mais seulement qu’il n’y a pas de lettres rouges sur la copie faite par le policier, alors que l’acte en question était bicolore, les prix et le pourcentage des intérêts étant tapés en rouge.
 La présence de ce ruban noir est donc une invention de Denis Seznec, due à une mauvaise interprétation de l’article de La Dépêche de Brest. De plus, si la machine à écrire découverte au domicile de Guillaume Seznec avait été équipée d’un ruban noir, ou vert, ou jaune, ou n’avait pas eu de ruban du tout, cela n’aurait en aucun cas empêché quelqu’un de taper les promesses de vente sur cette machine avec un ruban bicolore à une date antérieure.

 Ce ruban noir est d’autant plus une invention que le 13 juin 1923, la machine à écrire ayant servi à taper les promesses de vente était équipée d’un ruban bleu et rouge,
 Extrait de la déposition de M. Chenouard devant le juge Campion le 25 juillet 1923, telle qu’elle est rapportée dans Le Journal du lendemain :

 Lorsque mon mystérieux client, dit-il, eut examiné la machine qu’il désirait acheter, il s’aperçut qu’elle portait un ruban bleu unicolore. Il me demanda si on ne pouvait enlever ce ruban et le remplacer par un ruban bleu et rouge. Le changement fut fait sur-le-champ. Or, cette machine (il la désigne) a bien, comme vous pouvez le constater, un ruban bicolore.
 Quand l’opération fut terminée, mon client tata les touches de l’instrument et se plaignit de la dureté de leur déclenchement. Je lui proposai alors d’essayer la machine lui-même, mais il me répondit vivement : « Inutile, je ne sais pas m’en servir. Ce n’est pas pour moi, mais pour ma fille que je l’achète. »
 Enfin, au moment de payer, il me fit établir une facture au nom de M. Ferbourg, demeurant à Mayenne.

Le Petit Parisien du même jour :

 Son client a longuement examiné l’appareil, il a commencé par se plaindre que les caractères étaient trop petits.
 — Il y avait chez moi, poursuit le commerçant, M. de Hainaut qui, je crois, avait fait précisément le voyage de Paris au Havre avec ce client. M. de Hainaut fit observer que les lettres, bien que petites, étaient très lisibles, et qu’au contraire, leur dimension était un avantage, car il y en avait plus à la ligne.
 Mon client tapota alors sur le clavier et se plaignit que la machine était un peu dure.
 — Essayez d’écrire, lui répondis-je, et vous verrez que vous vous trompez.
 — Oh ! non, me répondit-il, je ne sais pas taper. C’est pour ma fille qui apprend.
 Cependant, un peu après, il demanda un ruban bicolore bleu et rouge, celui installé sur la machine était uniformément bleu. Cela m’a semblé bizarre tant pour le mot employé que par ce que mon acheteur venait de me dire.
 Peu importe, en effet, pour un apprentissage, qu’on tape en bleu ou en rouge.

Le Gaulois du même jour :

 À 9 heures, M. Chenouard fut introduit dans le cabinet du juge et mis en présence de la machine à écrire trouvée dans un grenier chez Sezenec. M. Chenouard n’eut pas la moindre hésitation :
 « Je reconnais parfaitement cette machine pour être celle que j’ai vendue à l’homme qui vint me voir le 13 juin. Elle porte tout d’abord le matricule dont la « Guaranty Trust », qui me l’avait vendue, avait eu soin de prendre note. Puis j’y retrou[v]e le défaut qui avait nécessité une réparation à la crémaillère du chariot. Enfin, je constate également que les lettres présentent les mêmes particularités que celles de la machine à écrire qui a servi à taper l’acte de vente de la propriété de Plourivo. C’est bien la machine que je vendis dans les circonstances que j’ai déjà indiquées.
 » Lorsque l’homme se présenta chez moi, MM. Dehainaut et Legrand se trouvaient au magasin. Comme le client, après avoir demandé une petite machine portative, discutait du prix et en demandait une autre d’occasion, Mlle Héronval m’appela, et c’est alors que j’offris la machine que voilà.
 » — Le ruban est unicolore, me dit l’acheteur, j’en voudrais un bicolore, et, pour le satisfaire, on en mit un rouge et bleu.
 » — Les caractères sont bien petits, dit-il encore.
 » M. Dehainaut intervenant alors, lui fit remarquer qu’on avait ainsi l’avantage de pouvoir réunir plus de lettres dans une ligne et que la dactylographie était tout aussi lisible.
 » — Les touches sont dures, me fit remarquer l’inconnu, après en avoir actionné quelques-unes.
 » — Pas plus que les autres, lui répondis-je.
 » — Après tout, cela m’est égal, car ce n’est pas moi qui m’en servirai. Je ne sais pas me servir de la machine. Elle est destinée à ma fille. »
 M. Dehainaut, entendu ensuite, confirma ces déclarations.
 Il en fut de même pour M. Legrand et pour Mlle Héronval.

 Puisque cette audition de Joseph Chenouard nous est rapportée par la presse et que, malgré ces récits concordants, certains n’accordent guère de crédit aux propos des journalistes, voyons ce que nous dit l’avocat Dominique Inchauspé, qui a minutieusement étudié le dossier, à propos du détail qui nous occupe, dans son livre L’Erreur judiciaire (2010) :

 La machine que le juge montre à Chénouard présente un ruban bicolore et violet que le client/Seznec avait demandé à Chénouard de mettre à la place du ruban d’origine.

 Bien entendu, « bicolore et violet » est une expression incorrecte ; il peut s’agir d’une faute d’impression, pour « bicolore, rouge et violet ». Quoi qu’il en soit, Dominique Inchauspé n’a certainement pas inventé la seule couleur qu’il mentionne, et on peut en déduire que le procès-verbal de l’audition de Joseph Chenouard considérait comme violet ce que ce marchand de machines à écrire, selon les journaux, appelait bleu.
  Quant à l’acte d’accusation du procureur général Guillot en date du 13 août 1924, il ne retient que l’adjectif « bicolore » :

 L’identité de cette machine avec celle vendue par CHENOUARD est cependant clairement démontrée. Elle résulte et de sa marque « Royal », type 10, n° X 434.080, caractère « Elite » et d’une réparation dont la trace se voit encore sur le côté gauche du chariot et que CHENOUARD avait annoncée et décrite dès avant qu’on la lui présentât, et d’un ruban bicolore dans lequel CHENOUARD a reconnu celui-là même qu’il y avait adapté sur le désir express de SEZNEC, et de la présence, à l’endroit de la trouvaille, du papier d’emballage dont elle avait été enveloppée et qui est précisément celui en usage dans le magasin de CHENOUARD.

CONCLUSION

 J’ai écrit l’essentiel de l’article ci-dessus dans les premiers jours de juillet 2020. Je n’ai fait, pour le présenter aujourd’hui, qu’ajouter quelques phrases pour introduire les deux dernières citations. On peut en résumer les éléments ainsi : c’est à la demande de l’acheteur (Guillaume Seznec, selon les témoins) que la machine à écrire ayant servi à taper les promesses de vente a été équipée d’un ruban bicolore, violet et rouge, le 13 juin 1923, et ce ruban était toujours présent sur la machine le 25 juillet 1923, quand elle a été formellement identifiée par Joseph Chenouard. L’article de La Dépêche de Brest du 8 juillet 1923 dit seulement que Marie-Jeanne Seznec remarque l’absence de lettres rouges dans la copie de l’acte faite par les policiers avec la machine qu’ils viennent de saisir chez elle. Il n’évoque pas le ruban et ne précise pas si cette copie est noire, bleue ou violette. En toute logique, le ruban est au moment de la saisie le même que le 13 juin et le 25 juillet, mais les policiers n’ont tout simplement pas su ou pas pensé à utiliser la seconde couleur pour certains mots dans leur copie, qui n’est qu’une rapide vérification et n’a pas la valeur d’une expertise. Pour changer de couleur, il faut activer un mécanisme qui relève ou abaisse le ruban afin que les caractères frappent la partie du ruban ayant la couleur souhaitée.
 Concernant la nuance entre bleu et violet, on peut voir sur le site de Charlie Foxtrot Typewriters un texte écrit en bleu marine puis en violet ; la différence n’est pas énorme. Enfin, une très belle vidéo sur YouTube nous montre une Royal 10 de 1923 équipée d’un ruban bicolore, noir et rouge.

Billet précédent : Des nouvelles

Vendredi 28 avril 2023

DES NOUVELLES

 Ce billet est essentiellement destiné à préciser que je n’ai pas abandonné l’affaire Seznec et que je compte reprendre mon travail sur ce site cet été. J’ai, en effet, laissé bien des choses imparfaites, ainsi que quelques pages et articles encore à l’état de brouillon, et il y a encore tant à dire.
 Mon dernier billet sur ce blog date du 2 juillet 2020. J’avais alors commencé l’écriture d’un autre article, qui était pratiquement achevé le 8 juillet, quand j’ai dévié vers l’étude de la vie de certains policiers rennais, dont j’ai discrètement ajouté par la suite les mini biographies sur ce site. Puis je suis parti en Turquie, pays où j’avais l’habitude de passer trois à six mois par an, et où je réside désormais presque exclusivement.
 J’ai obtenu ma licence d’histoire de l’université de Caen Normandie en mai 2021. Je suis actuellement en master d’histoire ancienne à l’université de Paris Nanterre. Je compte poursuivre, si tout se passe aussi bien qu’à présent, avec un doctorat d’histoire en langue anglaise dans une université turque, à Ankara ou à Istanbul, n’ayant aucune intention de revenir vivre en France. Étant également traducteur et ayant une vie très active en Turquie, je n’ai pas assez de temps libre actuellement pour me replonger dans l’affaire Seznec en profondeur. Il me faudra attendre l’été pour cela, bien que la chaleur éprouvante du sud de la Turquie ne soit pas favorable à de tels travaux.
 Je vais cependant terminer l’article que j’avais laissé inachevé et le publier prochainement.

Billet précédent : La mise à sac du bureau de Pierre Quéméner

Jeudi 2 juillet 2020

Les fausses vérités de l’affaire Seznec, 1.

LA MISE À SAC DU BUREAU DE PIERRE QUÉMÉNER

 Ce que j’appelle les fausses vérités de l’affaire Seznec, ce sont ces interprétations — voire ces inventions — que l’on considère généralement comme des faits établis et dont on se sert parfois pour échafauder des théories, alors qu’elles ne sont au mieux que des hypothèses, qui devraient toujours être présentées comme telles, et au pire des erreurs graves, des mensonges éhontés ou des propos diffamants.
 L’une de ces fausses vérités est l’affirmation suivante : Jean Pouliquen et Louis Quéméner ont mis à sac le bureau de Pierre Quéméner dans sa villa Ker-Abri à Landerneau juste avant la perquisition du 29 juin 1923.
 Cette assertion a été établie, semble-t-il, par le roman L’Affaire Seznec (1988) de Denis Langlois. Je dis « roman » car, si le premier ouvrage de maître Langlois sur cette affaire s’appuie sur une étude approfondie du dossier et d’importantes recherches, il utilise une technique narrative romanesque interdite à l’historien, ne cite généralement pas ses sources et contient de nombreuses erreurs. Il est donc important de ne s’en servir comme référence qu’avec prudence. Cela n’enlève rien à l’immense respect que j’ai pour le talent, la posture et les combats de son auteur.
 Dans ce livre, Denis Langlois nous raconte (pages 81 et 82) :

 Le lendemain, 29 juin, c’est à Landerneau que tout le monde se transporta : perquisition au domicile de Quemeneur. On ne peut pas dire que ce fut une surprise. La veille, Ouest-Éclair avait publié une dépêche en provenance de Brest : « L’actif juge d’instruction Binet doit se rendre demain matin à Landerneau, en vue d’opérer une perquisition à la villa Ker-Abri, domicile du conseiller général disparu.
 Vers 9 heures, quand le juge d’instruction et le procureur de la République Guilmart, flanqués d’un greffier, frappèrent à la porte, ils eurent la surprise d’être reçus non seulement par la sœur de Quemeneur, mais par son frère Louis et son beau-frère Pouliquen. Une réunion de famille.
 Ils entrèrent dans le bureau de Quemeneur, au rez-de-chaussée, et là restèrent sans voix : des armoires grandes ouvertes, des tiroirs sortis, un coffre-fort béant, des casiers arrachés des murs, des tas de papier partout, des registres, des agendas.
 — Mais vous avez déjà fait notre travail ! s’exclama le juge Binet.
 — Non, dit Pouliquen gêné, nous avons seulement cherché des affaires.
 — Eh bien ! vous cherchez plutôt brutalement. C’est une vraie mise à sac ! Je suis obligé de le noter sur le procès-verbal. Je vous avoue que je suis très surpris que vous, un notaire, vous vous soyez livré à une telle opération.
 Le commissaire Cunat arriva avec deux inspecteurs dont l’un débarquait de Paris et tout le monde commença à fouiller.
 Dans le coffre, pas la moindre somme d’argent ni en francs ni en dollars. Aucune pièce, aucun billet.
 — Bizarre ! dit le juge en se tournant vers Pouliquen. M. Quemeneur n’avait donc pas le moindre centime devant lui !

 Suit une description des très nombreux documents trouvés par le juge, dont les reconnaissances de dettes de Jean Pouliquen pour un total de 160.000 francs.
 Le téléfilm d’Yves Boisset L’Affaire Seznec (1993), inspiré du livre de Denis Langlois, ira plus loin en montrant le juge surprenant la famille de Pierre Quéméner avec des documents en main dans le bureau du disparu.
 Quant à Denis Seznec, dans sa prétendue contre-enquête Nous, les Seznec (1992), ne faisant habituellement aucune discrimination dans ses sources entre les délires du juge Hervé et les pièces du dossier, il paraphrase le texte de Denis Langlois et, faisant du roman à partir du roman, nous fournit, pour le plaisir d’égratigner le notaire de Pont-l’Abbé, un petit passage de son cru (page 142 de l’édition de 2009) :

 Me Pouliquen, qui apparemment a pris en main les affaires de la famille à la place de Jenny et de Louis Quemeneur, admet tranquillement que le responsable de tout ce désordre... c’est lui :
 — J’ai voulu ranger un peu les papiers de mon beau-frère, tout simplement.

 J’ai cherché en vain l’enregistrement de ces dialogues dans la presse. Ce que j’ai compris de la lecture des articles, c’est qu’aucun journaliste, bien évidemment, n’a été admis dans la villa au moment de la perquisition. Par contre, les journaux ont visiblement eu accès au procès-verbal de transport sur les lieux, dont ils rapportent de nombreux éléments.
 J’ai reproduit l’intégralité de ce procès-verbal sur ma page du 29 juin 1923. Je ne citerai ici que les passages relatifs au sujet de ce billet :

Arrivés à 9 heures du matin à la villa Kerabri, nous y avons été reçus par M. Pouliquen, notaire à Pont-l’Abbé, beau-frère de M. Quémeneur, et M. Quémeneur Louis, frère du disparu.
 Après leur avoir fait connaître le but et l’objet de notre visite, ces messieurs nous ont introduits dans le bureau de leur beau-frère et frère, sis au rez de chaussée de la villa Kerabri.
 Avant de procéder aux opérations qui déterminaient notre visite, nous avons remarqué, tant sur le bureau de M. Quémeneur que dans les casiers ou armoires diverses qui garnissaient le local, un désordre manifeste : des papiers, documents divers, registres, agendas, étaient pêle-mêle répandus un peu partout.
 Avec l’assistance de M. Cunat, commissaire de police mobile à Rennes, M. Legall, inspecteur de police également à Rennes, et M. Leserre, inspecteur de la Sûreté générale, attaché au service des Recherches Judiciaires, nous avons procédé à l’examen minutieux du bureau de M. Quémeneur, des tiroirs de sa table de travail, des casiers adhérant au mur de la pièce servant de cabinet de travail, ainsi que du coffre fort s’y trouvant.
 Nous remarquons tout d’abord l’absence de toute comptabilité régulière [...]
 Nous ajoutons que notamment, ni dans le coffre fort, ni dans les tiroirs des meubles, nous ne trouvons aucune somme d’argent, ni espèces, ni billets, ni dollars.
 Le coffre fort contient des reconnaissances de dettes, pour des sommes importantes, souscrites au profit de Quemeneur par différents membres de sa famille et pour plusieurs centaines de mille francs.

 J’ai beau lire et relire ce document, je n’y trouve ni surprise en arrivant, ni armoires grandes ouvertes, ni tiroirs sortis, ni coffre-fort béant, ni casiers arrachés des murs, ni aucune des paroles citées par Denis Langlois et Denis Seznec. Il est même dit, au contraire, que les casiers adhèrent au mur.
 Le procureur, le juge et son greffier sont arrivés à Ker-Abri, il y ont trouvé la famille du disparu, ce qui était bien normal (la présence de Jenny Quéméner était même nécessaire pour la perquisition, il me semble) et ce n’est qu’ensuite qu’on les a conduits au bureau. Le juge n’attribue à aucun moment le désordre qu’il y trouve à une fouille préalable. Il indique que Pierre Quéméner ne tenait pas de comptabilité. Le plus probable, c’est que Pierre Quéméner était lui-même l’auteur de ce fatras de papiers.
 Voyons maintenant ce qu’il en est de cette « réunion de famille ». La Dépêche de Brest du 30 juin 1923, dans un article en première page daté de Paris le 29, nous rapporte :

 On sait que le commissaire de la Sûreté générale Vidal enquête pour le compte du juge d’instruction de Brest, M. Binet.
 Dans la nuit, un inspecteur de ses services est parti pour Brest, porteur de pièces de procédure, et chargé, pourrait-on dire, de la liaison entre la rue des Saussaies et le parquet de Brest.
 Par le même train, M. Pouliquen, notaire à Pont-l’Abbé, et Mlle Quéméneur, ont quitté Paris pour rejoindre le Finistère. Ils se sont refusés encore une fois à faire la moindre déclaration sur le caractère de leurs « dépositions » devant le commissaire Vidal.

 En cinquième page de ce même journal, on apprend que le procureur, le juge et son greffier sont arrivés à Landerneau pour la perquisition par le train de 8 heures 52. On peut donc résumer les événements.

 Le 28 juin 1923, après leur confrontation houleuse avec Guillaume Seznec dans le bureau du commissaire Vidal à Paris, Jean Pouliquen et Jenny Quéméner quittent la gare Montparnasse à 20 heures 10 pour rentrer en Bretagne, dans le même train qu’un inspecteur de la Sûreté générale (très probablement Henri Lecerre, que l’on retrouve plus tard à Ker-Abri).
 Le lendemain matin, si le train est à l’heure, Jean Pouliquen et Jenny Quéméner descendent à Landerneau à 6 heures 17 et l’inspecteur arrive à Brest à 6 heures 38. Pendant l’absence de sa sœur, Louis Quéméner est certainement resté à Ker-Abri pour garder la villa. Enfin, à 8 heures 35, le juge et ses compagnons quittent Brest, descendent à la gare de Landerneau à 8 heures 52 et se présentent vers 9 heures à Ker-Abri pour effectuer la perquisition, bientôt rejoints par des policiers.
 La petite réunion de famille était donc parfaitement naturelle. Jean Pouliquen et Louis Quéméner n’auraient eu qu’un peu plus de deux heures pour créer le capharnaüm que certains ont décrit. La presse avait annoncé la perquisition la veille, mais Pouliquen était encore à Paris. De plus, informé de la visite du juge, pourquoi aurait-il pris le risque de se faire surprendre en train de fouiller les papiers de son beau-frère ? Pourquoi aurait-il créé un désordre digne d’un cambriolage ? Pourquoi n’aurait-il pas effectué cette fouille plus tôt, étant pratiquement établi à Ker-Abri depuis le 10 juin ? Pourquoi n’aurait-il pas tout remis en ordre ensuite ?
 Quant au coffre-fort, il n’est pas dit dans le procès-verbal qu’il était ouvert au moment de l’arrivée du juge. Je pense même que, si tel avait été le cas, le greffier d’instruction aurait noté ce détail suspect. Il est fort possible que Jenny Quéméner ait été la seule des personnes présentes en mesure d’ouvrir ce coffre, étant la seule habitante légitime des lieux. Enfin, l’absence d’argent dans ce coffre n’avait rien de surprenant. Pierre Quéméner était parti avec tous les billets dont il disposait, pour un total d’environ 17.000 francs, selon sa sœur. Pourquoi aurait-il eu besoin de faire des demandes de prêts à sa banque et à son beau-frère s’il avait possédé des liquidités importantes dans son coffre ? Seule la présence de pièces d’or aurait pu s’expliquer, car Pierre Quéméner aurait pu juger utile de les conserver, comme placement très rentable à l’époque.
 Je crois donc que cette mise à sac du bureau de Pierre Quéméner par son frère et son beau-frère n’est qu’une légende. Il est, tout au moins, nécessaire de cesser de la considérer comme un fait établi.

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Dimanche 28 juin 2020

L’ENTREPRENEUR ÉLECTRICIEN CAILLET

I. Dans les livres et dans la presse

 Dans Nous, les Seznec (édition de 2009, page 78), Denis Seznec nous dit à propos de son grand-père, Guillaume Seznec :

 Il est volontiers « cabochard » et déteste avoir l’impression qu’on l’a roulé. En 1923, il a deux procès sur les bras. Le premier l’oppose à un électricien parisien, Caillet, qui a installé dans un atelier un générateur électrique qui n’a jamais fonctionné correctement. En conséquence le maître de scierie a refusé de payer. Bien entendu, l’électricien a porté plainte. L’autre procès est dû à son sale caractère : il a invectivé l’huissier venu lui signifier la plainte et celui-ci n’a pas hésité à saisir les tribunaux...

 Au moins, l’auteur admet qu’il ne s’agissait que de l’impression d’avoir été roulé, et Guillaume Seznec a été condamné dans les deux cas.
 Dans sa Critique impertinente de « Nous, les Seznec » (voir ma bibliographie, dans laquelle j’ai intégré ce texte important de 2013, avec un lien vers le fichier de la version finale), l’auteur du blog L’Affaire Seznec revisitée a déjà démontré (page 5) l’absurdité de la présentation de ce second procès par Denis Seznec. Il s’agit de la plainte pour diffamation et dénonciation calomnieuse (et non injures) déposée par l’avoué (et non huissier) Ernest Croissant contre Guillaume Seznec et André de Jaëgher (et non le seul Seznec). De plus, Denis Seznec lie les deux affaires, en écrivant « l’huissier venu lui signifier la plainte », alors qu’elles sont bien séparées : la seconde concernait à l’origine monsieur Nicolas, industriel à Brest. Nous allons voir que la description du premier procès est également inexacte.
 Denis Seznec devait en fait la confusion de ces deux affaires à Charles-Victor Hervé, qui écrivait à propos de la dette Caillet (Justice pour Seznec, 1933, page 16) :

 THÈSE DE L’ACCUSATION
 Seznec est aux abois... L’un de ses créanciers, Caillet, électricien à Paris, l’a fait saisir pour sûreté d’une créance de 15.000 francs.

 THÈSE DE LA DÉFENSE
 La saisie n’est qu’une mesure conservatoire, à laquelle d’ailleurs Seznec fit opposition.
 Seznec prétendait que les fournitures livrées par Caillet n’étaient pas conformes au devis. Il y eut procès et plainte contre un avoué de Morlaix, qui porta plainte à son tour.
 Seznec, très têtu, sûr de son droit, ne voulait pas céder et préféra se laisser saisir que de payer. L’affaire était en appel.

 Seznec était en réalité incapable de s’acquitter d’une telle somme (à moins de vendre certains de ses biens, ce qu’il se refusait à faire, semble-t-il). De plus, il ne s’agissait pas d’une saisie conservatoire, puisqu’une vente aux enchères allait avoir lieu, comme on peut le lire dans l’Excelsior du samedi 14 juillet 1923 :

 À la requête de M. Caillet, industriel parisien, le fonds de commerce et les effets mobiliers de la communauté Seznec devaient être vendus aux enchères publiques lundi prochain.
 Or, pour éviter cette vente, Mme Seznec a déposé son bilan, qui révèle un actif bien supérieur au passif.
 Le tribunal de commerce de Morlaix a rendu un jugement, suspendant les poursuites.

Le Temps du dimanche 15 juillet 1923 nous donne des détails supplémentaires :

 Vendredi, Me Feillard, du barreau de Brest, défenseur de Seznec, est venu à Morlaix pour empêcher la vente des biens de l’inculpé ordonnée en vertu d’un jugement du tribunal de commerce de Morlaix. Ce jugement a été rendu à la requête d’un industriel parisien, M. Caillet, auquel Seznec a refusé de payer une dynamo sous prétexte qu’elle n’était pas neuve, ainsi que l’affirmait le marchand. Pour empêcher la vente aux enchères des effets mobiliers appartenant à la communauté Seznec et conserver au fonds son intégralité, Mme Seznec, munie d’une procuration de son mari, a déposé son bilan. L’actif serait largement supérieur au passif. Me Belz, avocat, a été nommé liquidateur judiciaire.

 Denis Seznec (2009, page 187) cite un article similaire publié le même jour dans La France et conclut :

 Pour une dette minime (et contestée) de 15 000 francs, on n’hésite pas à procéder à la vente aux enchères des biens ! Ce n’est qu’en déposant son bilan que Marie-Jeanne tente, c’est le cas de le dire, de sauver les meubles.

 Cette dette n’était certainement pas minime : Caillet était l’un des principaux créanciers de Guillaume Seznec. Denis Seznec s’est-il demandé quelle était l’importance de cette somme pour l’entrepreneur électricien ?
L’Ouest-Éclair du 4 septembre 1923 nous raconte comment l’usine de Seznec a pu fonctionner malgré l’arrêt des travaux par Caillet :

 M. Pierre Lucas, ouvrier mécanicien, demeurant à la Belle-Vue de la Madeleine, en Morlaix, a travaillé à plusieurs reprises chez Seznec, à des intervalles très irréguliers, suivant les travaux à effectuer.
 Dans le courant de février, Seznec avait entrepris de monter toute son usine à l’électricité, mais les travaux exécutés par M. Caillé, électricien à Paris, furent suspendus, celui-ci ne recevant pas les acomptes prévus. Un procès s’ensuivit qui amena la liquidation judiciaire de Seznec. M. Pierre Lucas acheva une installation provisoire pour permettre à l’usine de fonctionner et notamment il monta les chaudières et les transmissions.

 Ce ne sont probablement que les interventions de Pierre Lucas qu’il faut situer en février 1923 (ou peut-être même en février 1922), car les problèmes avec Caillet dataient de l’année précédente.
Le Phare de la Loire du 25 octobre 1924, dans un récit d’audience très détaillé, rapporte l’évocation des différentes dettes de Seznec au moment du procès de Quimper :

 — Si vous aviez des dettes, c’est que vous étiez gêné, poursuit le président. En 1921, je vois sur mon dossier que vous deviez 20.000 fr. à un nommé Caille, électricien. Cette affaire n’est pas finie ?
 — Non, répond Seznec : elle est en Cassation.
 — Vous avez perdu en première instance ; vous avez perdu en appel, et l’affaire est en Cassation actuellement, dit le président.
 — Cela n’a pas d’importance, interrompt Seznec.
 — Si, c’est important, observe M. du Fresnel. On ne voit à ce moment que traites refusées par vous, que dettes contractées chez l’un pour payer l’autre débiteur ; et ce que l’on constate, c’est qu’il y a contre vous sept jugements pour un total de dettes ou traites s’élevant à 50.000 fr. Et il faut remarquer que vous vous laissez poursuivre en justice, vous vous laissez condamner pour des sommes formant un total de 54.000 fr., alors que, selon vos dires, vous aviez à ce moment 4.040 dollars en poche ».

 Guillaume Seznec, qui prétendait posséder l’équivalent de 60.000 francs en pièces d’or, n’aurait rien vu de plus urgent, le 22 mai 1923, que d’acquérir une propriété éloignée, tandis que ses meubles étaient menacés de saisie et vente aux enchères à la suite d’un jugement en date du 3 mai.

II. Les faits

 À partir de quelques actes juridiques publiés par madame Langellier et différents articles de presse, on peut tenter de faire l’historique de la dette Caillet.
 Par un devis accepté le 8 août 1921, Seznec engage Caillet à lui fournir et à installer dans son usine de Morlaix une dynamo Max Schön et Cie, avec câbles et autres appareils accessoires.
 Quelques mois plus tard, Caillet suspend les travaux car Seznec a cessé les paiements ; 12.000 francs de matériel et 1.567 francs de main-d’œuvre restent dus. Caillet engage des poursuites contre Seznec le 4 avril 1922 et demande, en plus des sommes indiquées, 2.000 francs de dommages-intérêts.
 Si Max Schön est bien la société de ce nom créée en 1920 à Lübeck, il est difficile d’imaginer que la génératrice n’était pas neuve. De plus, Caillet n’ayant pas terminé l’installation, la machine ne pouvait fonctionner correctement. Enfin, le mécanicien Pierre Lucas n’était peut-être pas en mesure techniquement d’achever le travail dans les meilleures conditions. La véritable raison du refus de payer de la part de Seznec me semble donc plutôt être le fait qu’il était dans l’incapacité de le faire. Il lui fallait gagner du temps.
 Le tribunal de commerce de Morlaix donne raison à Caillet le 3 mai 1923. Maître René Le Gall, huissier, se présente chez Seznec le 19 juin pour saisir ses meubles. Seznec parvient à s’opposer à cette saisie, mais ne gagne que quelques jours. L’huissier revient le 24 juin pour effectuer la saisie.
 Une vente aux enchères de ce mobilier doit avoir lieu le 16 juillet. Pour empêcher cette vente, Seznec, par l’entremise de sa femme et de maître Ernest Feuillard, dépose son bilan le 13 juillet. Le tribunal de commerce de Morlaix déclare Seznec en état de liquidation judiciaire et désigne maître Joseph Belz comme liquidateur provisoire. Ce dernier est maintenu comme liquidateur définitif le 28 juillet.
 Un appel dans l’affaire Caillet est interjeté. Le 28 avril 1924, la Cour d’appel de Rennes confirme le premier jugement.
 En septembre 1924, maître Belz forme un pourvoi en cassation. Un juge de cassation ne fait que vérifier la stricte application du droit dans l’arrêt ou jugement précédent ; les chances de succès sont donc sûrement minimes. Cependant, Seznec pense tenir un angle d’attaque, qu’il exprime dans sa très longue lettre adressée à maître Kahn juste avant son procès d’assises (en cours de publication intégrale par maître Langlois) : « le tribunal de commerce de Morlaix a compris comme titre un marché qui était discuté. Ce n’est donc pas un titre ; d’ailleurs, la cassation le démontrera. »
 Le 27 décembre 1924, la propriété de Seznec est mise en vente, ainsi que « le matériel attaché aux immeubles [...] à l’exception de la dynamo Max-Schon et Cie » (La Résistance des 6, 13 et 20 décembre 1924).
 Le 7 mai 1925, dans l’intérêt de la liquidation, Émile Petitcolas (nommé tuteur datif de Seznec deux mois plus tôt) et maître Belz se désistent du pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Rennes dans l’affaire Caillet, et cet arrêt devient exécutoire.
 Le même jour, les véhicules et le matériel de la scierie de Seznec sont mis en vente par maître Serrurier, commissaire-priseur à Morlaix, y compris « une dynamo de 60 chevaux avec tableau de distribution » dont la mise à prix est de 10.000 francs (L’Ouest-Éclair du 3 mai 1925). Ce montant semble indiquer que la machine était en parfait état de fonctionnement et avait bien la valeur demandée par Caillet quatre ans plus tôt.
 Faute d’offre suffisante, la dynamo n’est pas adjugée (L’Ouest-Éclair du 10 mai 1925). Elle est remise en vente le 25 mai (L’Ouest-Éclair des 17 et 21 mai 1925). Je ne connais pas le résultat de cette vente, mais à cette date, Caillet n’avait toujours pas été payé, près de quatre ans après la signature du devis.

III. Qui était Caillet ?

 Les différents auteurs n’appellent Caillet dans leurs ouvrages que par son patronyme. Dans l’index des noms propres des livres de Bernez Rouz (L’Affaire Quéméneur-Seznec, 2006) et Denis Seznec (2009), on trouve cependant un prénom : Alexandre. Je soupçonne que l’un a copié sur l’autre, mais n’ayant pas d’édition plus ancienne, je ne saurais dire qui. Ce que je sais, c’est que des erreurs existent chez l’un comme chez l’autre, même si elles sont rares et généralement minimes chez Bernez Rouz, qui a fait un véritable travail d’historien.
 Je me mets donc en quête d’informations sur l’entrepreneur électricien Caillet. Je trouve d’abord dans les éditions de 1921 et 1922 de l’Annuaire du commerce Didot-Bottin « Caillet (Albert), électricité, r. Sauvage, 30 (13e). » Il figure également dans la catégorie Électricité de l’édition de 1925 : « Caillet (A.), rue Sauvage, 30. » Les éditions de 1923 et 1924 sont manquantes sur Gallica. On ne le retrouve pas dans celle de 1926. Cet annuaire ne mentionne qu’un seul électricien de ce nom à Paris. Le prénom donné dans les pages d’index de Bernez Rouz et Denis Seznec était donc erroné.
 Je découvre également dans Le Journal du 14 février 1924 une offre d’emploi pour des « monteurs électr., force motrice — 30, r. Sauvage », qui prouve que l’entreprise d’Albert Caillet faisait bien des installations.
 Je fais alors part de mes résultats à Thierry Lefebvre, et nous entamons des recherches parallèles.
 Un article de Guy Debord paru dans la revue Potlatch le 3 août 1954, alors qu’il n’avait que 22 ans, m’informe qu’on détruisait la rue Sauvage à cette époque. Un plan de 1920 montre qu’elle reliait en diagonale le quai d’Austerlitz et le boulevard de la Gare (aujourd’hui boulevard Vincent-Auriol), et qu’elle appartenait au quartier Salpêtrière. Je consulte alors une à une les 439 doubles-pages du recensement de 1926 dans ce quartier, mais je n’y trouve pas la rue Sauvage. On peut penser qu’il n’y avait dans cette rue que des ateliers, et aucune maison d’habitation. Caillet vivait probablement ailleurs.
 Entre-temps, Thierry a trouvé une annonce dans L’Intransigeant du 20 janvier 1926 qui indique que Caillet était sur le départ :

 ÉLECTRICITÉ, inst. force, lum., av. atelier, bout., app., camionn., outill., b. clients. Départ. Urgent. Traite avec 15.000 fr. — 30, rue Sauvage, Paris.

 Je fais des recherches dans l’état-civil du treizième arrondissement mais ne trouve rien. Je finis par découvrir le passage suivant dans un article du Courrier de Saône-et-Loire du 21 février 1912, à propos des fêtes de Carnaval ayant eu lieu à Chalon-sur-Saône :

 Enfin, M. Albert Caillet, électricien chez M. Jarrot, lançait sur la foule, au bout d’une gaule, une araignée lumineuse, qui projetait du feu, au moment où elle se posait. Ce « truc » ingénieux eut un grand succès de frayeur et d’hilarité.

 Nous réorientons alors nos recherches vers le département de Saône-et-Loire, et Thierry m’envoie moins de deux heures plus tard le registre matricule de l’électricien Albert Caillet, qui lui permet ensuite de retrouver tous les documents généalogiques nécessaires. Je continue de mon côté à consulter la presse et nous sommes bientôt en mesure de résumer la vie du jeune homme de 29 ans qui a provoqué en 1923 la liquidation Seznec, mais qui semble avoir également souffert de cette affaire.

IV. Parcours

 Albert Léon Caillet est né à Chagny (Saône-et-Loire) le 26 septembre 1893. Il obtient son certificat d’études primaires à l’école de garçons de Chagny en 1907 (Courrier de Saône-et-Loire du 5 juillet 1907). En 1912, comme nous l’avons vu, il travaille en tant qu’électricien chez monsieur Jarrot à Chalon-sur-Saône.
 Appartenant à la classe de recrutement 1913, il est ajourné à un an pour faiblesse cette année-là, puis à nouveau les deux années suivantes, et enfin versé dans le service auxiliaire, avec une indication de « développement musculaire insuffisant », et incorporé au deuxième groupe d’aviation à compter du 22 août 1916. Il est maintenu dans le service auxiliaire le 21 février 1917 pour « faiblesse générale, légère obscurité respiratoire sommet droit. » Il participe à plusieurs campagnes, toujours dans l’aéronautique, notamment comme conducteur de groupe électrogène. Le 5 septembre 1919, il est mis en congé de l’armée et se retire à Paris.
 Le 17 juillet 1920 à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), Albert Léon Caillet, électricien, épouse Léonie Benoîte Renault, institutrice, née le 6 mars 1897 dans cette ville.
 Quand sa fiche matriculaire est créée le 3 septembre 1921, il est « électricien entrepreneur » et réside dans le premier arrondissement de Paris. Le devis accepté par Seznec date du mois précédent.
 Le 22 mars 1922, un violent incendie détruit complètement un bâtiment en bois de la rue Sauvage à Paris. Certains journaux le situent au numéro 30, adresse de l’entreprise de Caillet, mais il s’agit en réalité du numéro 24. Le rez-de-chaussée du bâtiment est occupé par le menuisier Levasseur, qui sous-loue le premier étage à une fabrique de malles. Levasseur avait dans la cour un très important dépôt de bois, qui a pu être sauvé par les pompiers. On ignore ce qui a amené Seznec à s’adresser à Caillet pour l’installation électrique de son usine ; la proximité de ce chantier de bois peut avoir servi de lien, si Seznec était en relation d’affaires avec Levasseur, mais cela reste très hypothétique.
 En janvier 1926, Caillet cherche à vendre d’urgence son fonds de commerce. La mention d’une traite de 15.000 francs dans l’annonce que j’ai citée plus haut peut faire référence à la créance Seznec, qui n’aurait toujours pas été payée, mais dont le règlement serait proche. La même année, son fils Gérard naît à Paris (probablement Gérard Maurice Caillet, né le 5 avril 1926 dans le quatorzième arrondissement). Le 2 juin 1926, la Société anonyme de Perfectionnements électrolytiques est formée au 30, rue Sauvage. L’entreprise parisienne d’électricité Caillet a vécu.
 La fiche matriculaire situe Albert Caillet le 5 novembre 1927 au 25, Villa du Coteau à Clamart, une maison très modeste. L’acte de naissance de son fils Maurice Pierre est signé quatre jours plus tard dans cette ville.
 Le 1er août 1929, il réside au 108, rue Eugène Carron à Courbevoie. Le recensement de 1931 à cette adresse indique qu’il est électricien chez Waldberg, une entreprise de Puteaux.
 Au moment du recensement de 1936, il vit au 13, allée des Tilleuls à Suresnes, et il est désormais ingénieur chez Waldberg. Son nouveau statut d’ingénieur électricien est ajouté sur sa fiche matriculaire en 1937, puis il est rayé de la réserve le 4 janvier 1940.
 Sa femme décède le 16 novembre 1949 dans le quinzième arrondissement de Paris. Il se remarie le 18 juin 1952 dans le dix-neuvième. Il meurt à Metz le 19 juin 1978.

 Courbevoie et Suresnes sont très proches de Puteaux, tandis que Clamart est dans un autre secteur de la région parisienne. Il est donc peu probable qu’Albert Caillet ait mis un terme à son entreprise dans les premiers mois de 1926 pour aller occuper un poste intéressant chez Waldberg. Il semble plutôt qu’il ait traversé une période difficile en 1925 et que les sommes dues par Guillaume Seznec lui aient fait défaut pour s’en sortir.

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Dimanche 21 juin 2020

LES PORTRAITS DE PIERRE QUÉMÉNER

 Il est probable que Pierre Quéméner ait été régulièrement photographié tout au long de sa vie, mais sa famille a été discrète et très peu d’images de lui nous sont parvenues.
 Il y a, tout d’abord, une photographie, dont je ne donne ici qu’un détail, prise vers 1916 devant le Café Parisien de Landerneau (l’emplacement est certifié en comparant l’image complète, visible dans le livre de Bernez Rouz, avec des photographies de ce café à cette époque). On nous dit que Jean Pouliquen, alors clerc de notaire à Sizun, est assis à gauche, et que Pierre Quéméner, négociant en bois à Saint-Sauveur, est debout à droite. Je me demande un peu ce qu’ils font là, trois ans avant l’acquisition de Ker-Abri, alors qu’ils sont tous les deux mobilisés dans l’armée.

Jean Pouliquen et Pierre Quéméner vers 1916

 Ce qui se dégage de ces deux hommes correspond assez bien à la personnalité de Pouliquen et Quéméner, tels que je les imagine, mais je ne reconnais pas tellement leurs traits. L’homme à droite a la bonhomie de Jean Yanne, qui joue le personnage de Quéméner dans le film d’Yves Boisset. Les cheveux sont drus. Il est vêtu de noir. Son col n’est pas très visible, mais je le devine rond. Celui de Pouliquen est très droit, strict.
 Ensuite, nous avons le portrait indiscutable, celui qui a été publié dans la presse à partir du 26 juin 1923, dans l’espoir de susciter des témoignages sur le disparu. Le costume est clair, le col est rond, le crâne est largement dégarni, les sourcils sont invisibles, le regard est plein d’assurance et les bords de la moustache sont relevés, pour un peu de fantaisie.

Pierre Quéméner

 Puis nous avons cette photographie, fournie par maître Denis Langlois, dans laquelle je ne reconnais pas du tout Quéméner. Si l’on me demandait de deviner quel personnage de l’affaire Seznec elle représente, je dirais qu’il s’agit probablement de Jean Pouliquen, essayant d’éviter les photographes durant le procès de Quimper. Col cassé, joues creusées, sourcils fins et noirs, regard méfiant, visage fermé. Aucune sympathie ne se dégage. Ce n’est pas le Quéméner jovial, bavard, naïf et très ouvert dont nous avons entendu parler.

Pierre Quéméner ?

 Voici Jean Pouliquen arrivant à la Sûreté générale le 28 juin 1923. Col cassé, joues creusées, sourcils fins et noirs, regard méfiant, visage fermé. Le lorgnon et le chapeau melon en plus.

Jean Pouliquen

 Il est dit qu’il n’existe que trois photographies de Pierre Quéméner, mais je vous en donne tout de même une quatrième, parue dans L’Ouest-Éclair du 19 octobre 1924. Costume sombre, col rond, crâne dégarni, sourcils invisibles, bonhomie, regard droit derrière le lorgnon.

Pierre Quéméner

 Enfin, Skeptikos a prétendu récemment dans un article amusant que la photographie ci-dessous représentait Guillaume Seznec et Pierre Quéméner partant de Rennes aux premières heures du jour le 25 mai 1923.

Cadillac miniature

 C’était bien essayé, mais je ne me suis pas laissé berner, car j’ai immédiatement reconnu Denis et Bernard Le Her refaisant le parcours entre Rennes et La Queue-lez-Yvelines le 25 mai 1949 à bord d’une Cadillac adaptée à leur taille, afin d’essayer de comprendre comment leur grand-père avait pu confondre les gares de Dreux et de Houdan.

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