Dimanche 17 mai 2020

COMPLÉMENT SUR BROR OSCAR SCHERDIN

 Mon billet précédent étant suffisamment long, il m’avait fallu résumer tout ce qui datait d’après 1923. Cependant, les jugements des procès en diffamation concernent l’affaire Quéméner et apportent des informations supplémentaires. J’ai donc reproduit celui qui condamne Le Petit Parisien sur ma page du 24 juin 1925, date de l’arrêt de la Cour d’appel, et sur celle du 19 octobre 1925 la publication judiciaire parue dans La Liberté (découverte en février dernier par Thierry Lefebvre), qui cite le jugement rendu en première instance contre ce journal le 21 juillet 1924 et confirmé en appel le 24 juin 1925.

 Comment suis-je arrivé à la conclusion que le prénom Gunnar, donné par Gylden, était une erreur et que toutes les informations ne concernaient qu’un seul homme, Bror Oskar Scherdin  ?
 Tout d’abord, la photographie publiée dans Le Journal du 30 juin 1923 et reproduite dans La Liberté du 1er juillet était bien celle d’un Scherdin travaillant dans le commerce des pâtes à papier, comme l’affirmait Gylden. C’est le jugement prononcé contre La Liberté qui l’affirme  : «  Attendu que cette dernière photographie n’est autre que celle d’un sieur Scherdin, d’origine suédoise, négociant en pâtes-papier, demeurant à Paris...  » La publication de cette photographie est même la principale raison pour laquelle ce Scherdin avait porté plainte contre les deux quotidiens, car, dans leur article diffamatoire, ils avaient appelé l’homme recherché Chardin, ce qui n’aurait pas été suffisant pour identifier Scherdin sans la photographie.
 Or, la dame Scherdin s’exprimant dans Le Journal du 1er juillet affirme que son mari est négociant en pâtes à papier et l’auteur de l’article nous dit que le couple vit à Auteuil. Le Matin du même jour précise que la femme de Scherdin habite rue La Fontaine. Les jugements prononcés contre Le Petit Parisien et La Liberté nous donnent son adresse complète  : 26 bis, rue La Fontaine.
 Cette adresse est associée à Bror Oskar Scherdin dans un seul des documents que j’ai retrouvés  : la déclaration de faillite de 1931, qui a donc son importance.


Déclaration de la faillite de l’entreprise de mécanique et fonderie de bronze Scherdin parue dans La Liberté du 28 janvier 1931, parmi les jugements du 26 janvier.

 Un certain B.  O.  Scherdin, 1, boulevard Malesherbes à Paris, vend de la mousse de bain suédoise en 1928.


Détail d’une publicité parue dans le Candide du 29 mars 1928.

 Cette adresse est également celle de la société des Pâtes à Papier Scherdin, créée le 17 décembre 1923.


Annonce de la formation de la société des Pâtes à Papier Scherdin publiée dans les Archives commerciales de la France du 26 janvier 1924.

 Par recoupement, on peut conclure que le négociant en pâtes à papier Scherdin, dont le prénom n’est pas donné dans les jugements de 1924 et 1925 tels qu’ils ont été publiés, n’est autre que Bror Oskar Scherdin (celui-ci partageant à la fois son adresse privée et son adresse professionnelle avec le Scherdin des pâtes à papier). Son fils ayant reçu cinq prénoms, il est possible qu’il en ait lui-même eu plus de deux et qu’il ait préféré porter celui de Gunnar à une certaine période.
 La photographie fournie par la police au Journal était donc celle de Bror Oskar Scherdin et ce nom figure dans le procès-verbal de l’audition d’Ernst Achermann par le commissaire Vidal  : «  Représentons au témoin les photographies de Monsieur Quémeneur Pierre, le disparu, et du nommé Scherdin Bror Oscar  ». Cet individu avait donc été parfaitement identifié.

 Selon moi, les forts soupçons de la police ne s’expliquent que si Scherdin possédait déjà en juin 1923 (et peut-être même depuis des années) un bureau ou une boîte aux lettres sur le boulevard Malesherbes. Jean Pouliquen et Louis Quéméner, le 12 juin, s’étaient contentés de visiter les numéros 6, 16 et 26 de cette artère, d’après l’exposé de Pouliquen  : «  Comme je m’y attendais, il était inconnu aux numéros indiqués par Seznec  ». Je devine que les policiers avaient décidé d’élargir cette recherche à tout le boulevard et avaient ainsi retrouvé Bror Oskar Scherdin.
 Les journalistes (tenant certainement leurs informations de la police et des magistrats) avaient supposé que Scherdin s’était réfugié en Suède, son pays d’origine, ou en Norvège, pays de sa femme, mais cette dernière affirme dans Le Matin du 1er juillet  : «  mon mari est en voyage en ce moment en Autriche. Il est à Saint-Maxence, près de Vienne  ». Dans Le Journal du même jour, elle confirme  : «  il est actuellement en Autriche  ». Il n’existe en Autriche aucune commune nommée Saint-Maxence, ni quelque chose d’approchant. La Dépêche de Brest, informée à distance, avait préféré écrire «  Pont-Saint-Maxence  », décidant d’ignorer le pays indiqué par madame Scherdin et se trompant sur l’orthographe de Pont-Sainte-Maxence (Maxence est un prénom épicène). La ville de Vienne, qui constitue un état par elle-même, est entourée de l’état de Basse-Autriche. Si Scherdin était dans une ville de quelque importance en Basse-Autriche, il s’agissait probablement de Sankt Pölten (Saint-Hippolyte), à 65 kilomètres de Vienne, mais ce n’est qu’une conjecture tout à fait hasardeuse et le mystère demeure sur ce point.
 L’arrêt prononcé contre Le Petit Parisien nous apprend que les affaires de Scherdin ont souffert de la publication des articles contre lesquels il avait porté plainte  : «  Considérant que le préjudice moral qui résulte de la faute commise par Le Petit Parisien est évident  ; qu’il s’accompagne d’un préjudice matériel subi par l’appelant dans l’exercice de sa profession, ainsi qu’il résulte des documents fournis à la Cour...  » Cet arrêt de 1925 le dit «  représentant pour le commerce des pâtes en papier  » et le jugement rendu en 1924 contre La Liberté le dit «  négociant en pâtes-papier  » Sa société n’ayant été créée qu’en décembre 1923, il est possible qu’il ait jusqu’alors travaillé pour le compte d’une autre compagnie et qu’à la suite de la parution des articles l’associant à Seznec il ait été licencié. Cependant, j’imagine mal un employeur se séparer de lui sur de vagues accusations portées par des journaux et contredites dès le lendemain. Je crois plutôt qu’il s’agissait d’une chute temporaire de son chiffre d’affaires, le contact avec certains clients ayant été rendu difficile. Dans tous les cas, on constate une diversification de ses activités après 1923 et des difficultés en 1931.

 L’implication de Bror Oskar Scherdin dans l’affaire d’automobiles de Pierre Quéméner et Guillaume Seznec est, à première vue, impossible. Le jugement de 1924 prononcé contre La Liberté indique  : «  attendu que jamais Scherdin n’a dissimulé sa résidence  ; attendu que jamais il n’a été recherché par la police  ; attendu qu’aucun mandat n’a été délivré contre lui, et qu’il n’a même été ni convoqué, ni interrogé par les magistrats  ; [...] attendu qu’il faut encore observer qu’aucun grief quelconque n’a pu être relevé contre Scherdin...  » Quant à l’arrêt de 1925, il affirme que Scherdin «  n’a jamais été mêlé à cette affaire, qu’à aucun moment il n’a été en relations ni avec la victime, ni avec Sézenec, depuis condamné pour avoir assassiné Quémeneur  ; qu’à aucun moment, non plus, Scherdin n’a été entendu, fût-ce à titre de témoin, et que son honorabilité est constatée par une attestation de M. le consul de Suède à Paris...  » On remarque que cet arrêt exclut même une audition par la police, mais il peut s’agir d’une imprécision, car le premier jugement ne parlait que des magistrats. Cependant, il est possible que la Sûreté générale ait complété son enquête sur Scherdin dans les tout premiers jours de juillet 1923 et n’ait pas jugé nécessaire de le convoquer.
 Concernant les voyages en Bretagne, un journaliste du Matin, qui tient ses informations du parquet de Brest, écrit dans l’édition du 30 juin 1923  : «  On se demande aujourd’hui si ce Charly ne serait pas un certain Cherdin qui voyagea en Bretagne et qui, ayant habité Paris, serait actuellement en Norvège.  » Dans cette phrase, l’identification de «  Cherdin  » avec «  Charly  » et sa présence en Norvège sont hypothétiques, mais au moins une visite en Bretagne est affirmée. Dans l’édition du lendemain du même journal, un autre journaliste, situé à Paris, où il a rencontré madame Scherdin et où il s’informe certainement auprès de la Sûreté générale, s’exprime au conditionnel au sujet de ces déplacements  : «  Il aurait fait alors de fréquents voyages en Bretagne pour y acheter du bois destiné à la fabrication de ces pâtes, et aurait ainsi connu Sezenec.  » Il est donc probable que le commissaire Vidal n’ait fait que supposer ces déplacements professionnels et que le juge Binet ait compris qu’ils étaient avérés, ou bien les journalistes ont mal interprété leurs propos respectifs. Quant à madame Scherdin, elle affirme dans Le Journal du 1er juillet, visiblement avec une certaine énergie, que son mari  : «  n’est jamais allé en Bretagne, et n’a traité aucune affaire avec des personnes du nom de Quémeneur, Sezenec, ou quelque chose d’approchant.  » En fait, l’hypothèse de la police sur les déplacements de Scherdin en Bretagne était vaine, car Guillaume Seznec disait n’avoir jamais rencontré Scherdy et Pierre Quéméner pouvait ne l’avoir vu qu’à Paris.
 Dans le même article, madame Scherdin dit également que son mari «  ne s’est jamais occupé d’automobiles  », «  n’a jamais mis les pieds en Russie, et n’a jamais été en relations avec des représentants des soviets.  » On peut en effet considérer qu’il n’aurait pas pu se rendre en Russie sans qu’elle le sût, surtout s’il envoyait régulièrement des télégrammes (comme celui qu’elle venait de recevoir d’Autriche au moment de l’entretien paru dans Le Matin du 1er juillet). Cependant, les sympathies bolcheviques de Scherdin entre son arrivée en France en 1917 et le décret d’expulsion rendu contre lui en 1919 semblent avoir été établies par la police, et peuvent avoir donné lieu à une correspondance avec des personnalités du nouveau pouvoir russe, sans que sa femme en soit jamais informée. De même, il aurait pu lui cacher sa participation à une affaire d’automobiles qui réclamait une grande discrétion, d’autant plus qu’il restait sûrement sous la menace d’une expulsion effective en cas de reprise de ses activités en faveur des bolcheviques.
 Malgré cela, il faut admettre qu’aucun lien n’apparaît entre Scherdin et la chambre de commerce américaine, ni avec Ernst Achermann, ni avec un Américain susceptible d’être à l’origine de l’affaire d’automobiles. De plus, si Scherdin avait été Scherdy, il n’aurait probablement pas nié si farouchement connaître Quéméner, ne pouvant être certain qu’aucun courrier à son nom adressé à ce dernier n’avait survécu (mais il est vrai que les journaux avaient dit que les lettres de Scherdy étaient introuvables). Enfin, Seznec, qui avait besoin de prouver la véracité de cette affaire d’automobiles à la justice, ne s’est jamais intéressé à Scherdin  ; cependant, il peut s’agir là d’une négligence, compte tenu de sa situation au moment où la presse avait parlé du Suédois (vite écarté et oublié par la suite).
 Il n’en reste pas moins que le nom de Scherdin, son intérêt pour la Russie soviétique et son adresse professionnelle au 1, boulevard Malesherbes (non démontrée avant décembre 1923 mais, d’après moi, nécessaire en juin 1923 pour expliquer les soupçons de la police) représentent une coïncidence intéressante.

 Je termine en exprimant ma très grande tristesse d’avoir appris le décès de notre ami Alain Delame, que j’aurais beaucoup aimé rencontrer en personne. Les articles qu’il a consacrés à l’affaire Seznec comptent parmi les écrits les plus brillants sur le sujet. Son intelligence, sa rigueur universitaire, sa discrétion et sa grande classe lui ont permis, je crois, de gagner le respect et l’admiration de tous.

ADDENDA

 Dans les listes du recensement de 1926, je trouve au 26 bis, rue La Fontaine à Paris  : Scherdin Bror, né en 1888 en Suède, chef de famille, patron, négociant  ; Scherdin Gerd, épouse, absente  ; Scherdin Bror, fils, absent.
 Au moment du recensement de 1931, après la faillite de la fonderie, il n’y a plus de Scherdin à cette adresse.

Billet précédent  : Scherdin, boulevard Malesherbes à Paris
Billet suivant  : L’Édouard Corbière à Gallipoli

25 commentaires:

Anonyme a dit…

Pardonnez-moi, cher Marc, de rester anonyme mais au vu de l'ambiance générale sur les blogs relatifs à l'affaire Seznec je ne souhaiterais pas être ennuyée.
Toutes mes félicitations pour ces recherches fournies et très bien argumentées.
Cet article sur Scherdin est très important car il montre que la police ne s'est pas contentée d'une certitude vite acquise et qu'elle a exploré sérieusement des pistes.
On voit aussi l'approximation journalistique, vrai fléau de cette affaire (très net quand on compare les articles et les procès-verbaux) allant jusqu'à inventer un Saint Maxence en Autriche, alors qu'il est probable que Mme Scherdin a donné le nom exact, elle n'avait rien à cacher.
Les raisons d'agir dans la police me semblent tout à fait claires, et je pense qu'ils ont dû procéder par cercles s'agrandissant. Pas de Charlie ou Charly au 6, 16, 26. Je crois qu'ils ont alors plutôt cherché dans leurs fichiers si une personne signalée était dans le secteur, et ils sont tombés sur ce M. Scherdin qui avait à l'évidence une fiche. Cela faisait un quasi-homonyme près du lieu supposé de la rencontre. Ils ont enquêté sérieusement (avec des fuites hélas !) et ont dû très vite se rendre compte qu'il n'y avait aucun rapport entre ce Monsieur et Seznec.
Encore toutes mes félicitations pour votre méthode (la mienne est de me dire "ce comportement est-il raisonnable ? ce témoignage est-il crédible ? qu'aurais-je fait" et cela donne une certaine vision).
Bonne après-midi !

S.

Marc Du Ryez a dit…

Merci, chère S. Je crois également que la police avait un dossier sur Scherdin, mais, à nouveau, son nom (qui ne se terminait pas par un Y comme toutes les variantes de Scherdy données par Seznec) et son passé de propagande bolchevique étaient largement insuffisants pour faire de lui un suspect, d'autant plus qu'il n'était pas américain. Il est possible que les policiers aient cherché Scherdy dans leurs dossiers avant même d'arpenter le boulevard Malesherbes, mais un élément supplémentaire et déterminant était nécessaire pour arrêter les soupçons sur Bror Oskar Scherdin et seulement lui, et il doit s'agir de cette adresse professionnelle (il devait être la seule personne avec un nom approchant sur le boulevard). Scherdin était négociant avant décembre 1923, apparemment à son compte, si on en juge par les propos de sa femme, et je ne lui connais qu'un bureau à Paris en 1923-1928 : 1, boulevard Malesherbes. Le rapprochement entre le bois de Quéméner et Seznec et les pâtes à papier de Scherdin n'a pu être fait que dans un second temps. On avait alors : Scherdin, boulevard Malesherbes, étranger, négociant, voyageur, pro-bolchevique, bois/pâtes à papier. Si vous enlevez le boulevard Malesherbes, il ne reste rien pour forcer votre conviction ; vous vous retrouvez avec une liste de noms dans laquelle Scherdin ne se distingue pas particulièrement et vous ne donnez pas sa photographie à un journaliste pour publication.

Ma méthode consiste à essayer de reconstituer patiemment les détails de l'enquête et de l'instruction (je n'en suis qu'au tout début de mon travail sur cette affaire et j'ai bien d'autres activités, donc cela prendra beaucoup de temps). Je me garde autant que possible d'émettre des théories, même si la tentation est là, car je crois que les faits ne sont pas assez établis pour cela. Beaucoup ont critiqué l'enquête, mais en réalité policiers et magistrats ont accompli un travail remarquable et nous sommes encore très loin de posséder leur connaissance de l'affaire. Le procès, pour moi, n'a été qu'une représentation tragi-comique et le verdict un instantané de l'opinion des jurés. La vérité que je cherche n'est pas judiciaire, mais plutôt historique, et il faut la reconstituer avec toutes les sources disponibles, y compris la presse, malgré les défauts que vous signalez. Pour chaque témoignage, pour chaque petit événement de l'affaire, j'aime bien avoir dix versions, et il serait dommage de n'avoir que le dossier.

Votre méthode est certainement intéressante (la critique des sources, concernant leur fiabilité, est d'ailleurs un élément essentiel en Histoire). N'hésitez pas à nous faire part de vos réflexions dans des commentaires ou en créant votre propre blog. Je crois qu'en se concentrant sur notre sujet et en oubliant tout ce qui se rapporte à nos personnes, nous pourrons avancer ensemble plus sereinement.

Anonyme a dit…

Cher Marc,

Je vous remercie et je m'aperçois que je n'ai pas été claire.

J'avais écrit : Pas de Charlie ou Charly au 6, 16, 26. Je crois qu'ils ont alors plutôt cherché dans leurs fichiers si une personne signalée était dans le secteur, et ils sont tombés sur ce M. Scherdin qui avait à l'évidence une fiche. Cela faisait un quasi-homonyme près du lieu supposé de la rencontre.

Par "dans le secteur" je voulais dire habitant sur le boulevard (puisque Seznec parle d'une adresse de domicile, il a pu se tromper de numéro, moins de nom, Malesherbes était un avocat connu pour ses déboires, coïncidence encore). Je me rallie maintenant totalement à votre idée : ce Monsieur "cochait les cases" d'une façon effectivement inespérée, d'où l'enthousiasme et les fuites dans la presse, ceci explique cela... et puis, aussitôt qu'on a vérifié, tout s'est dégonflé.

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, ce n'est bien entendu qu'une théorie de ma part et je reste ouvert à toute démonstration du contraire. Je donne surtout des éléments objectifs qui permettent à chacun de se faire sa propre opinion. J'ignore ce qui a conduit les policiers à suspecter si fortement Scherdin, tout autant que ce qui les a fait abandonner cette piste.

Ils ont d'abord cru Scherdin complice d'un guet-apens impliquant également Seznec et un autre homme. Mais pourquoi Seznec aurait-il donné le nom et l'adresse de son complice ? Cela n'est pas sérieux. Si Seznec avait participé à l'assassinat, soit Scherdy était une invention, soit cet homme n'avait rien à voir avec la mort de Quéméner.

Anonyme a dit…

Cher Marc,

Voici mon analyse (c'est une interprétation, dans ma méthode donc une approche peu fiable).

La police envisage à mon avis deux possibilités.
Soit il y a un trafic réel de cadillac et cela explique que Quéméneur ait de l'argent sur lui, un chèque envoyé en poste restante, etc... et dans ce cas il y a une possibilité que Seznec dise au moins une partie de la vérité. Celz n'explique pas la disparition de Quéméneur.
Soit on ne trouve aucune preuve de ce trafic et cela fait penser aux policiers que tout a été monté par Seznec et qu'il y a guet-apens.
Les policiers sont confrontés à un problème complexe : Seznec ne leur donne que quatre éléments : un des interlocuteurs serait un dénommé Charlie ou assimilé, vaguement américain ; il habiterait boulevard Malesherbes et le rendez-vous aurait été donné avenue du Maine ; il y a un monsieur Ackerman plus ou moins impliqué dans cette affaire. Les pièces du dossier concernant Ackerman et les éléments que vous donnez sur Scherdin montrent que cela a fait l'objet d'investigations sérieuses. Il est probable que des investigations ont été menées avenue du Maine (vendeurs éventuels de cadillac) mais que, comme elles n'ont rien donné, il n'y a rien au dossier. On ne peut pas faire le procès-verbal d'une chose qui n'existe pas.
Un point est fondamental : tout le monde dans l'entourage de Seznec et Quéméneur sait que le voyage à Paris est motivé par cette vente de cadillac, Seznec l'a dit à son entourage et Quéméneur au sien. On ne voit pas pourquoi les policiers iraient chercher autre chose. Le problème n'est pas "qu'est-ce qu'allaient faire Seznec et Quéméneur à Paris" mais "Où est passé Quéméneur".
Soit il n'y a pas de trafic de cadillac, et alors l'affaire a été montée par Seznec, et c'est ce que va penser la police notamment je pense après la découverte de la promesse de vente. Il est pour eux très significatif que Seznec, connu du milieu de l'automobile, ne désigne clairement personne et que, chose plus étrange encore, il ait servi d'intermédiaire pour tout ce qui est correspondances, comme si la poste restante n'existait pas.
La deuxième solution (inexistence du trafic) amène à la préméditation et au guet-apens.
Cela explique d'ailleurs que toute requête basée sur les "faits nouveaux" parisiens ait été balayée : ces "faits nouveaux" sont sans effet car Seznec a été reconnu coupable de meurtre, pas d'assassinat, et le seul point que ces faits auraient pu mettre au jour c'est de prouver l'absence de préméditation, chose dont Seznec n'a pas été reconnu coupable.

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, pardonnez-moi pour ce nouveau retard à vous répondre, qu'il ne faut surtout pas interpréter comme un manque d'intérêt pour vos réflexions. Au contraire, il est dû au fait qu'il me fallait trouver le temps nécessaire pour réfléchir à mon tour à ces questions. J'approuve entièrement votre conclusion ainsi que la majeure partie de votre analyse. Je ferai quelques petites remarques, cependant.

Vous dites : "On ne peut pas faire le procès-verbal d'une chose qui n'existe pas." Mais on trouve au dossier, par exemple, un rapport de l'inspecteur Bonny sur l'échec de sa recherche concernant le bidon ensanglanté (on peut le voir sur le site de Denis Langlois). Dire que l'on n'a rien trouvé, c'est apporter une information. Cela dit, bien des choses dans cette enquête sont probablement restées informelles.

Vous trouvez étrange que Seznec ait pu servir de boîte aux lettres pour Quéméner alors qu'il y avait la possibilité de la poste restante. Sur ce point, je suis en désaccord, car utiliser la poste restante à Landerneau comme à Morlaix n'aurait pas assuré à Pierre Quéméner la discrétion qu'il jugeait nécessaire (surtout à Landerneau, où cela aurait paru absurde aux postiers et aurait éveillé leur curiosité). Utiliser Seznec comme bureau de poste restante était préférable, si celui-ci n'y voyait pas d'inconvénient. Je pense d'ailleurs que Quéméner a également demandé à Marie-Jeanne Seznec d'envoyer et peut-être même d'écrire des lettres pour lui à différents garagistes, ce qui expliquerait la lettre signée "Quéméneur" envoyée le 26 mai de Morlaix.

Mais toute cette partie reste un mystère encore plus grand que celui de la disparition du conseiller général, car Seznec a pris soin de déchirer les pages du carnet de Quéméner qui contenaient très certainement des éléments extrêmement compromettants pour lui (ou qui, tout du moins, entraient en contradiction avec l'histoire qu'il avait l'intention de raconter). J'avoue que je ne fais encore que collecter les informations un peu partout et que j'hésite à réfléchir pleinement à cette mystérieuse affaire d'automobiles.

Ces derniers jours, j'ai ajouté sur ce site le résumé des événements des 29 et 30 juin 1923, ainsi que le procès-verbal de la perquisition de Ker-Abri du 29 juin et plusieurs articles du 30 juin et du 1er juillet. J'ai encore beaucoup à faire, mais ces journées-là sont très importantes et doivent être étudiées à fond. J'espère que vous trouverez de l'intérêt dans ces ajouts, s'il vous prend l'envie de les lire.

C.J a dit…

Puisque Madame Langellier prétend sur son blog que je suis la commentatrice "anonyme " de ce billet, je tiens à faire savoir qu'il ne s'agit pas de moi. C.J

Anonyme a dit…

Cher Marc,

Me revoici donc.

En effet, la poste restante présente les inconvénients que vous citez. Une chose est cependant troublante : la perquisition chez Pierre Quéméneur retrouve trois lettres de garages proposant des Cadillac. De même, Quéméneur ne fait pas mystère auprès de son entourage de cette affaire... quel intérêt aurait-il à recevoir certaines correspondantes à part ? l'hypothèse d'un mensonge de Seznec n'est-elle pas aussi envisageable, sachant qu'il évoque des enveloppes au timbre de la chambre de commerce américaine, et que cette chambre indique qu'elle ne met pas de fournitures à disposition de ses membres ? par ce système basé sur la discrétion, n'est-il pas imprudent de recevoir des courriers sous enveloppe marquée ? bien des questions et peu de chances de réponse...

J'ai été aussi très surprise, tout au long de mes lectures et des blogs, de l'imprécision que des auteurs entretenaient sur le sujet voisin de Scherdin : la poste Paris-Madeleine située 6, boulevard Malesherbes. Une chose est certaine, les deux visites en vue de récupérer la lettre Pouliquen ont eu lieu l'après-midi. Pourquoi voit-on souvent évoquée une visite le matin, l'autre l'après-midi ?

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, vous soulevez des points intéressants concernant ces courriers. Il existe également le "détail" du cachet sur les enveloppes.

Dans "La Dépêche de Brest" du 27 juin 1923, on lit : "[Quéméner] avait tout d’abord reçu directement de Charly une première lettre, puis il avait fait remarquer à M. Seznec que l’enveloppe portait sur l’un de ses angles l’indication : « Chambre de commerce américaine de Paris ». Cela avait été imprimé à l’encre bleue à l’aide d’un cachet de caoutchouc."

Dominique Inchauspé (voir bibliographie) nous dit : "Lors de la rencontre de début juin entre les consorts Quéméneur venus aux nouvelles et Seznec, ce dernier décrit les cachets qu’auraient portés les prétendus courriers de « Sherdly » à Quéméneur, prétendument mis dans des enveloppes de la chambre de commerce américaine de Paris. Or, ces cachets ne correspondent pas à ceux de la chambre de commerce américaine." Dans une partie consacrée à la fin de l'instruction, il ajoute : "Le commissaire Vidal vérifie qu’aucun tampon humide de la chambre de commerce américaine n’était utilisé pour timbrer les lettres."

Seznec a donc parlé d'un tampon de caoutchouc alors que l'American Chamber of Commerce in France n'en utilisait pas. Je trouve également dans le livre "The Other Americans in Paris" de Nancy Green que "in Paris" avait été remplacé par "in France" en 1918 dans le titre anglais de l'A.C.C., mais cela n'est peut-être pas significatif, car l'article de "La Dépêche de Brest" n'est pas à prendre au pied de la lettre, et il ne s'agit que des souvenirs de Seznec, de toute façon. Par contre, le "détail" du cachet de caoutchouc, si on considère la vérification du commissaire Vidal comme fiable (mais il y avait déjà eu une erreur concernant le papier à entête associé à l'adresse rue Taitbout), élimine une authentique correspondance en provenance de l'A.C.C.F. et nous laisse avec trois options : une arnaque montée par Seznec avec un complice, une arnaque montée par un inconnu dont Seznec serait également la victime, ou une invention de Seznec. La troisième solution est moins probable, puisqu'il existait bien une affaire d'automobiles (ou une arnaque) et qu'il n'était pas nécessaire d'inventer des courriers pour y faire croire. Cela dit, je n'exclus pas la possibilité d'une erreur dans les vérifications concernant le tampon de caoutchouc, car quelle administration n'en possédait pas ? De plus, Dominique Inchauspé (qui n'est pas toujours d'une exactitude absolue quand il résume les pièces du dossier) parle de "timbrer les lettres" alors que Seznec décrivait plutôt le cachet de l'organisme expéditeur, en haut à gauche, comprenant son nom (peut-être même en français) et son adresse.

Concernant la discrétion, selon l'article de "La Dépêche de Brest" que j'ai cité au début, Quéméner aurait reçu directement chez lui la première lettre portant le cachet de l'A.C.C.F. puis aurait demandé à Seznec de lui servir d'intermédiaire. Il a pu juger qu'il était préférable de ne pas continuer à recevoir à Ker-Abri des courriers portant un tel cachet. Il y aurait donc eu trois lettres en tout et on peut raisonnablement penser que Quéméner les avait avec lui durant le voyage. Si Seznec les a détruites ensuite, c'est probablement parce qu'elles ne racontaient pas exactement les choses comme il avait l'intention de les dire lui-même. Sinon, il les aurait laissées dans le porte-document.

Je répondrai à propos du bureau de poste dans un autre commentaire.

C.J a dit…

Dans l'hypothèse où l'affaire ou l'arnaque de l'ARA ait été conçue par un de ses employés, l'utilisation d'un tampon ACC n'est pas vraiment étonnante dans la mesure où l'ARA était une émanation du secrétariat au commerce américain, dirigé par Herbert Hoover, fondateur de l'ARA. Certains employés de cette administration pouvaient avoir accès à ces tampons vrais ou faux...

Marc Du Ryez a dit…

Vous avez raison, madame Jourdan. C'est pourquoi, malgré les conclusions de l'enquête concernant le cachet, je considère que l'affaire d'automobiles a pu être réelle, sérieuse. Quéméner était peut-être naïf en affaires, mais il avait tout de même l'air très sûr de son "ami" qui lui assurait ce marché.

Concernant les demandes au bureau de poste, j'ai commencé une longue réponse, mais je vais plutôt écrire un billet sur le sujet, en organisant tout cela. Je dois également retrouver la source de l'un des détails que je veux mentionner.

Anonyme a dit…

Cher Marc, chère Mme Jourdan,

Tout comme Marc, je considère l'affaire d'automobiles réelle. Je pense aussi que Quéméneur avait avec lui des lettres, pour une simple question de logique : il est prouvé qu'il en a écrit et reçu, il est prouvé qu'il a parlé de cette affaire de Cadillac. Il serait pour moi inconcevable qu'il parte sans emporter ce qu'on nommerait aujourd'hui un dossier.

Je suis en revanche, toujours au nom de la même logique, très dubitatif sur la Chambre de Commerce Américaine. A cette époque, le moindre commercial a des enveloppes imprimées, voir embossées. Je joins sur ce lien d'assez nombreuses photographies d'enveloppes de chambres de commerce, un peu plus tardives, sous l'occupation : https://www.histoire-et-philatelie.fr/pages/001_france_assujettie/11_interzones.html

Je n'imagine pas un organisme de ce niveau faisant apposer un tampon humide, qui manque très nettement d'allure. Le commissaire Vidal a évidemment trouvé des tampons humides mais ce qui lui a été déclaré c'est qu'ils n'étaient pas utilisés à cette fin (et, je le pense mais ne puis le prouver, parce que ces enveloppes étaient pré-imprimées).

L'hypothèse d'un employé est séduisante, mais est-il plus simple de détourner un tampon ou une enveloppe ?

Enfin, pourquoi Quéméneur, par souci de discrétion, n'aurait-il tout simplement pas demandé à son mystérieux interlocuteur de lui écrire sous enveloppe anodine ?

Tout cela heurte le bon sens, du moins mon bon sens.

Qu'il y ait eu des lettres, oui. Qu'elles aient disparu avec Quéméneur, c'est très probable. Qu'elles soient venues tamponnées de la Chambre de commerce seul Seznec nous le dit.

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, je crois que je dois me ranger à votre avis sur la question. Les tampons bleus, cela fait assez "cheap" en effet, surtout pour l'A.C.C.F. Les enveloppes étaient certainement imprimées. Les papiers à entête l'étaient, eux, en tout cas. Thierry Lefebvre l'avait montré en découvrant une lettre du 9 décembre 1918, où le nom était encore "in Paris" (mais avait peut-être été déjà changé officiellement) et où l'ancienne adresse avait été barrée et remplacée par "32, Rue Taitbout", car la Chambre venait de déménager. C'était dans cet article de madame Langellier, où est également mentionné l'abus de papier à entête constaté par l'A.C.C.F. en 1919 :

http://seznecinvestigation.over-blog.com/affaire-seznec-the-american-chamber-of-commerce

Je viens de trouver cette belle lettre (vendue 3.000 euros par Sotheby's) adressée en 1920 à Marcel Proust par l'un de ses plus fidèles amis, Walter Van Rensselaer Berry, président de l'American Chamber of Commerce in Paris/France de 1916 à 1923 :

http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/lot.126.html/2018/livres-et-manuscrits-pf1813

Finalement, le tampon décrit par Seznec (si on veut se donner une dernière chance de le croire) pourrait avoir été destiné à timbrer une enveloppe ordinaire. Imaginons que William Kearney ou un autre ait confié une lettre à timbrer à un ou une secrétaire de l'A.C.C.F. et qu'il n'ait pas songé que cela serait fait avec un tampon portant la marque de cet organisme assorti d'un numéro d'autorisation, plutôt qu'en collant un timbre papier... Mais cela ne pourrait expliquer que le premier envoi. Pourquoi aurait-il été convenu ensuite de passer par Seznec, au lieu de simplement acheter des timbres ? En effet, il était extrêmement facile de rester discret, en utilisant une enveloppe neutre portant un timbre ordinaire et en n'indiquant pas le nom de l'expéditeur au dos.

Concernant le détournement d'enveloppe, je veux bien vous croire, car j'en ai moi-même été coupable. Je me souviens avoir utilisé quelques fois dans ma jeunesse pour ma correspondance privée des enveloppes et du papier à entête marqués "Ambassade de France au Maroc, Centre Culturel Français de Marrakech", simplement parce que j'y avais accès. Je n'aurais pas utilisé un tampon, par contre. L'utilisation frauduleuse d'un tampon est une chose beaucoup plus grave à mes yeux.

Anonyme a dit…

Cher Marc,


Cette question des tampons et du papier à lettre me ramène à une de mes observations principales :

La distorsion entre les faits prouvés ou allégués par les principaux intéressés et les faits rapportés.

Je me trompe peut être mais, dans ma lecture du dossier, Seznec ne parle que d'enveloppes lorsqu'il est interrogé directement (et cela est logique puisqu'il dit ne pas les avoir ouvertes). Pour le contenu, il me semble qu'il a déclaré que Quéméneur lui en avait lu des passages.
Donc, sauf erreur de ma part, les seuls endroits où le papier à en-tête est cité sont les articles de presse et le mémoire de Me Pouliquen, dans lequel il y a de nombreuses approximations, et ensuite dans tous les ouvrages successifs.

Sauriez-vous si, à un moment quelconque de juin ou juillet 1923, Seznec parle directement de ces papiers à en-tête, par exemple sur procès-verbal, ou confirmeriez-vous plutôt que ces évocations sont de la forme "Seznec a dit que " ?

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, le journaliste assez verbeux de "La Dépêche de Brest", après avoir rencontré Seznec, parle de papier à en-tête dans ses articles des 25 et 26 juin 1923. Et le 27 juin, Seznec est cité entre guillemets dans "Le Matin" par l'envoyé spécial de ce journal :

"Je fus chargé de recevoir les lettres que l’Américain envoyait à M. Quemeneur. Deux me parvinrent. Elles portaient l’en-tête de la chambre de commerce américaine, 36, rue Taitbout, à Paris, étaient signées d’un nom commençant par Scher... et se terminant par un « y », quelque chose comme Scherzy, Scherky, etc."

On constate, en passant, l'obsession de Seznec pour le chiffre 6, l'A.C.C.F. étant en réalité au 32 de cette rue. Mais surtout, s'il a vu la signature de la lettre, il a pu également voir l'en-tête. Selon ses différents récits, il n'a pas ouvert ces lettres lui-même, mais Quéméner lui en a lu plus tard des passages.

S'il ne s'agissait que d'une signature, le nom de Scherdin n'est pas à exclure. En effet, dans le procès-verbal de la perquisition de Ker-Abri du 29 juin 1923, j'ai lu "Charlie" corrigé ensuite en "Charly" (sans supprimer le point) là où d'autres avaient lu "Charling" (absurde dans le contexte). "Scherdin" se terminant par un paraphe pourrait tout à fait se lire "Scherdy". Voyez par exemple "Moulin" :

http://graphoweb.free.fr/Chap_Initiation/Images/sign_montante.gif

S a dit…

Cher Marc,

J'ai justement les plus grands doutes sur ces articles, non quant à leur sens général mais justement sur les points de détail, qui sont ce qui nous intéresse dans ce cas.

Sur procès-verbal, Seznec déclare qu'il a reçu deux lettres avec un tampon an haut à gauche, sauf erreur de ma part il ne parle pas de papier à en tête.

Voyons ce que rapporte exactement "Le Matin" :

"Deux me parvinrent. Elles portaient l’en-tête de la chambre de commerce américaine, 36, rue Taitbout, à Paris, étaient signées d’un nom commençant par Scher... et se terminant par un «  y  », quelque chose comme Scherzy, Scherky, etc.
 Je remis ces missives sans les décacheter à M. Quemeneur qui m’en lut certains passages."

La formulation est très curieuse : il reçoit ces lettres et ne les ouvre pas et il ne les lit pas lui-même, c'est Quéméneur qui les lit...

Le "portaient l'en-tête" peut aussi bien s'applique à la lettre, la feuille de papier, qu'à la lettre (l'enveloppe et son contenu).

L'approximation sur le nom ressemble plus à celle sur un nom entendu qu'un nom lu...

Auriez-vous une copie exacte du procès-verbal ? on saurait ainsi ce que Seznec a dit, pas ce que des journalistes ont rapporté qu'il a dit...


Marc Du Ryez a dit…

Malheureusement non, chère S. Cependant, si, sur le plan judiciaire, seuls les procès-verbaux comptent, je ne les considère pas comme des sources infaillibles non plus. Policiers et magistrats ne vous laissent pas vraiment relire vos déclarations tranquillement. La plupart du temps, policiers et greffiers doivent convertir en bon français des propos confus, et un certain niveau d'interprétation entre en jeu. Je considère donc comme source utile tout ce qui a été rapporté.

Le premier récit détaillé de Seznec est fait le 10 juin à Jean Pouliquen, qui le rapporte dans sa lettre du 13 juin appuyant son dépôt de plainte, dans laquelle on lit : "Mon beau-frère semble avoir correspondu avec un sujet américain habitant Paris et donnant comme adresse 6, boulevard Malesherbes. Il s'appelait Chardy ou Cherdy et employait dans ses correspondances du papier à lettre portant l'en-tête de la Chambre Américaine de Paris, 32, rue Taitbout." Il est donc question de papier à en-tête.

Puis le journaliste de "La Dépêche de Brest" rencontre Seznec les 24 et 25 juin et a dû avoir de longs entretiens avec lui. De façon évidente, Seznec manipule la presse en distillant les informations au rythme qu'il a choisi. Il ne parle pas des dollars au début, puis il en parle sans préciser la raison de la remise de cette somme. Il attend la découverte de la valise. Seznec lit toute la presse et vérifie ce qu'on lui fait dire.

Il est entendu par le commissaire Cunat à Morlaix le 26 juin, puis par le commissaire Vidal à Paris le 28. Ce sont là les deux procès-verbaux que l'on aimerait avoir en entier, mais je ne suis pas certain qu'ils soient beaucoup plus fiables que les articles de la "Dépêche de Brest" et du "Matin" que j'ai cités précédemment.

Dominique Inchauspé résume la déposition du 26. Il ne cite pas le texte exact, mais chaque mot est supposé refléter précisément le procès-verbal, sans interprétation personnelle. Il est question d'un "Américain à Paris, nommé Chardy, Cherdy ou Sherdly, demeurant 10, 16 ou 26 boulevard Malesherbes" (pas de 6, cette fois-ci, ni de Charly) et les lettres, que Seznec n'ouvrait pas, "portaient un timbre de la chambre de commerce américaine de Paris" (sur l'enveloppe, donc). Dans le résumé de la déposition du 28, ces détails ne sont pas abordés. J'imagine que le commissaire Vidal possédait une copie de la déposition du 26 et qu'il a préféré approfondir d'autres points.

Je pense donc que toutes les versions sont valides et que, selon Seznec, les enveloppes portaient un timbre de l'A.C.C.F. et les lettres étaient à en-tête du même organisme.

Concernant le nom, je ne crois pas qu'il l'ait seulement entendu, car il insiste sur la lettre Y. Il n'a jamais cité un seul nom ne finissant pas par Y. Les journalistes ne pouvaient pas deviner cette lettre, ni même le SCH que l'on retrouve dans les journaux, mais que les policiers et Pouliquen ont négligé, se contentant du Y sur lequel Seznec devait insister. Cependant, si on ne tient pas compte du S initial, la signature Gherdi avec un paraphe peut tout à fait se lire Cherdy.

S a dit…

Cher Marc,

Ce que vous dites fait sens.

J'aurais juste trois objections :

- Quéméneur notait toutes les lettres qu'il recevait / envoyait. Il aurait dû noter celles-là, par exemple avec une mention ne donnant pas d'indication spécifique. Mais cela n'est pas une preuve ;

- Seznec avait entendu parler de Scherdly avant de (potentiellement) lire son nom. En effet (conclusions Launay reprises par Penaud, extrait d'un procès-verbal : "M. Quéméneur, se trouvant un jour chez moi, m'a fait part qu'il avait reçu une lettre d'un Américain dont il m'a cité le nom, Sherdly autant que je peux me rappeler, demeurant à Paris rue ou boulevard Malesherbes..."). Je suppose que cette lettre est la première reçue, celle arrivée chez Quéméneur. Ce n'est pas une preuve, Seznec pouvant avoir entendu puis lu le nom ;

- pour les deux autres lettres, Seznec déclare sur procès-verbal : "J'ai reçu deux lettres de... Cherdy, je ne les ai pas ouvertes et je ne les ai pas lues" et une autre fois "Quéméneur m'a fait lire quelques passages d'une des lettres, les passages où il était question de prix" (Bernez Rouz). Il semble dans tous les cas que Seznec a juste vu au mieux des fragments, séparés du reste on ne sait comment. Ce n'est pas non plus une preuve.

Cela n'empêche pas, bien sûr, qu'il y ait eu papier à en-tête et enveloppes à en-tête, et que Seznec ait pu voir une signature.

Cependant, si on considère l'histoire peu crédible du tampon sur l'enveloppe, le fait que Quéméneur note ses lettres, le fait que Seznec soit très flou, ne peut-on penser à la chose suivante : ces lettres existent (on n'imagine pas Seznec et Quaméneur montant cette affaire sans le moindre papier), mais elles ne sont jamais arrivées pour la première chez Quéméneur et pour Quéméneur chez Seznec pour la seconde. On peut imaginer (mais c'est une supposition) que Seznec qui me semble bien plus versé en Cadillac que Quéméneur air reçu des lettre qui lui étaient destinées et que ce soit lui qui les ait montrées à Quéméneur. Cela résout les deux contradictions majeures : pourquoi Quéméneur n'a pas demandé au prétendu Sherdy de lui envoyer les lettres 2 et 3 dans une enveloppe normale, comment Quéméneur n'a pas noté au moins la première lettre.

La seule chose qui est prouvée, c'est que Seznec se trompe ou ment ou a été abusé quand il parle d'un tampon sur l'enveloppe : l'enquête à la chambre de commerce a montré que les enveloppes portaient une adresse imprimée (Claude Bal).

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, j'ai été très occupé ces dernières 48 heures (je suis traducteur et j'alterne de façon complètement imprévisible des journées libres et d'autres où je travaille plus de 16 heures) et je le serai encore au moins jusqu'à lundi, mais j'ai un peu réfléchi à ce que vous disiez dans ce dernier commentaire. Je crois que vous avez raison : ces lettres auraient été destinées à Seznec et il aurait entraîné Quéméner dans cette affaire (Quéméner disait qu'il participait parce que Seznec ne voulait pas faire d'écritures, tandis que Seznec disait que Quéméner l'avait associé à l'affaire car il souhaitait rester discret, ce qui est assez contradictoire). Seznec ayant détruit les pages allant du 25 février à fin mai dans le carnet de Quéméner, on devine que sur ces pages tout indiquait que Seznec était celui qui avait proposé l'affaire à l'autre.

Cela dit, je ne crois pas qu'il se soit agi d'une arnaque organisée par Seznec. Je me souviens d'avoir lu (dans la presse du procès, je crois) que Seznec a dit quelque chose comme : "Au début, j'ai parlé, car je voulais connaître moi aussi la vérité" (avant de commencer à se taire en attendant la présence d'un avocat). Il est clair qu'une partie de l'affaire était mystérieuse pour lui aussi. Il parlait visiblement de l'affaire d'automobiles, parce qu'il savait très bien ce qu'il était advenu de Quéméner (dans les deux scénarios principaux, il a vu Quéméner mort).

En fait, si les lettres étaient bien telles qu'on peut le déduire de tous les éléments cités plus haut, elles pouvaient avoir été écrites sur du papier à lettre détourné en 1918-1919, avec "in Paris" dans le nom de l'organisme (changé en "in France" en 1918 mais toujours présent sur la lettre de décembre 1918) et avec la nouvelle adresse rue Taitbout (le déménagement datant apparemment de fin 1918). Des piles de papier avec "in Paris" auraient pu être mise au rebut, car obsolètes, et être récupérées par un négociant un peu louche pour servir à appuyer ses marchés. Mais, n'ayant pas accès aux enveloppes imprimées, cet homme aurait utilisé à la place un tampon, également destiné à l'origine au rebut car avec "in Paris" dans le nom.

J'ai supprimé par erreur mon brouillon de la longue réponse que j'avais commencée à propos du bureau de poste du boulevard Malesherbes. Je compte toujours écrire un billet sur le sujet, mais je vais devoir attendre quelques jours pour m'y consacrer de façon organisée.

S a dit…

Cher Marc,

Tout cela me paraît être une construction très raisonnable, c'est cohérent avec tous les éléments de fait que nous connaissons.

C'est compatible à la fois avec une arnaque dont Quéméneur et Seznec sont victimes (possible), une arnaque montée par des tiers Seznec étant complice (possible aussi) et enfin une arnaque complètement montée par Seznec (qui me semble aussi peu probable).

Les seules options qui, dans ce cadre, seraient très peu crédibles seraient celles d'un Quéméneur "à la manoeuvre" (pourquoi ne pas dire à se source d'envoyer des enveloppes non-identifiables ?) et celle d'une absence de dossier (on imagine mal Quéméneur n'ayant vu aucun document).

Dans l'attente de vous lire (avec impatience) à propos de ce bureau de cette lettre (quelques recherches m'amènent à soulever quelques indices un peu négligés, qui ne vont pas, je vous rassure, dans le sens de révélations fracassantes mais plutôt dans le sens de la confirmation d'un certain état d'esprit).

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, j'ai commencé il y a deux jours mon billet sur le bureau de poste et je ne sais pas si je le terminerai aujourd'hui. En attendant, voici quelques détails supplémentaires concernant les lettres de Scherdy, que l'on trouve dans "L'Ouest-Éclair" du 31 juillet 1923 et qui ressortent d'une audition de Jean Pouliquen par le juge Campion, dans laquelle Pouliquen revient sur sa visite du 10 juin à Guillaume Seznec. Le journaliste cite ici Pouliquen citant ce que Seznec lui a dit ce jour-là :

"Cherdly écrivait le plus souvent sur des lettres à en-tête de la Chambre américaine du Paris. Je mettais alors une seconde enveloppe du format commercial ordinaire à l'adresse de votre beau-frère sur le désir de celui-ci qui ne tenait pas à ce qu'on vît à la poste et dans son entourage personnel toutes ces lettres avec un tel en-tête qui aurait excité la curiosité."

L'article continue ainsi :

"Seznec ajouta que M. Quéméneur le tenait au courant du contenu de toutes les lettres reçues et des réponses faites. D'ailleurs, ces réponses signées, M. Quéméneur les datait de Morlaix et non de Landerneau. Elles étaient envoyées d'abord à Seznec qui les mettait sous enveloppe à l'adresse de Cherdly puisque Cherdly avait comme adresse de M. Quéméneur : M. Pierre Quéméneur, chez Seznec à Traon-ar-Velin, Morlaix."

Si l'on veut croire Seznec, on peut déduire que Quéméner, après avoir reçu la première lettre, a considéré souhaitable de ne plus recevoir de telles enveloppes à son domicile mais, ne pouvant demander à son correspondant de lui écrire en utilisant des enveloppes ordinaires (leur "amitié" n'allant pas jusque là), il a donné à l'Américain une nouvelle adresse pour le joindre, chez Seznec, et a daté ses réponses de Morlaix pour faire croire à son contact qu'il vivait vraiment dans cette ville.

Il peut s'agir, bien entendu, d'un mensonge de Seznec, mais cette fois-ci il tient la route. Cela explique également la phrase de Quéméner à Seznec que l'on trouve dans "La Dépêche de Brest" du 27 juin 1923 : "Quand tu recevras, recommandait-il, des lettres portant cette indication, tu me les remettras, car ce courrier-là me sera adressé chez toi." Quéméner aurait donc, de sa propre initiative, décidé de se faire écrire chez Seznec et n'en aurait fait part à ce dernier que dans un second temps.

Cela ne rend pas les lettres de l'ACCF authentiques, bien entendu, et la possibilité d'une arnaque dont Quéméner et Seznec auraient tous deux été victimes a été évoquée par Seznec lui-même quand Pouliquen lui a rendu visite le 10 juin. Pouliquen, dans son exposé (je n'aime pas le terme de "primo-enquête" et il ne concerne que ses démarches du 10 au 13 juin, de toute façon, et non pas le texte lui-même), considère comme une arnaque la lettre d'Achermann que Seznec lui a montrée ce jour-là, et il écrit :

"Comme je m'étonnais que des personnes comme eux habituées aux affaires, aient pu donner crédit à de pareilles absurdités, Seznec me déclara que ce n'était point cette personne qui lui avait offert l'affaire d'automobiles, que leur correspondant dans cette affaire, écrivait au contraire d'une façon impeccable et savait présenter son marché de telle façon que d'autres plus malins qu'eux auraient pu s'y laisser prendre."

S a dit…

Merci beaucoup cher Marc pour ces très intéressantes informations.

On voit nettement, à travers cela, la fragilité des sources, notamment de la presse : nous sommes dans la situation où Seznec n'a peut être pas été clair, où peut-être Me Pouliquen a mal compris et rapporté et le journaliste de même.

Alors qu'on voit dans plusieurs articles, et dans la procédure, que trois lettres auraient été écrites dont deux acheminées paraît-il via Seznec, il y en aurait eu dans des enveloppes sans en-tête.

D'autre part, il est question ici d'un "Quéméneur chez Seznec" alors que dans les autres textes les lettres n'étaient identifiées que par le tampon encreur.

Il semble en tout cas qu'il y ait une confusion entre les lettres et les enveloppe stout au long des articles : quand on regarde attentivement, Seznec ne dit jamais avoir ouvert une enveloppe. Il dit même qu'il mettait les "lettres" dans une seconde enveloppe, ce qui ne peut se comprendre que comme l'ensemble "lettre + enveloppe" mis dans cette seconde enveloppe.

Dans le détail, le fait que Quéméneur date ses lettres de Morlaix ne tient pas : toujours d'après Seznec, la deuxième lettre est arrivée chez lui car Quéméneur en avait reçu une à son domicile et lui avait ensuite demandé ce service. Cela signifie donc que Cherdly, s'il existe, connaissait l'adresse de Quéméneur. Enfin, si Seznec a mis sous enveloppe plusieurs lettres pour Cherdly (ce qu'il ne dit nulle part ailleurs)il aurait un souvenir plus précis de son nom et son adresse.

Je persiste donc à penser qu'il y a bien eu des lettres à un moment donné (Quéméneur évoque à plusieurs reprises des contacts, donc ce n'est pas une invention de Seznec). Deux possibilités dès lors, soit la narration de Seznec est exacte (et la disparition des lettres s'explique par leur caractère compromettant, il est en effet logique que Quéméneur les ait eu avec lui), soit elle est fausse en ce sens que c'était lui le contact des "Parisiens". C'est une simple hypothèse, j'en conviens.

J'attends avec le plus grand intérêt votre article sur la poste du boulevard Malesherbes, je vous ferai part à ce propos d'une approximation dans le "mémoire" de Me Pouliquen (je ne mets pas en doute sa bonne foi, je parle simplement de la fragilité de la mémoire).

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, j'ai continué à travailler chaque jour sur le sujet, en fonction de mon temps libre. J'ai bien progressé et je pense en être quitte avec la partie difficile. J'ai dû lire des dizaines d'articles, comparer plusieurs livres, étudier le règlement de la poste, etc.

Je viens d'ajouter une page "Contact" (lien dans la marge gauche) pour expliquer comment me joindre en privé. Si vous pensez que votre observation sur l'approximation dans le mémoire de Pouliquen pourrait m'être utile, n'hésitez pas à m'en faire part dès maintenant.

Marc Du Ryez a dit…

Chère S, je réponds ici à ce que vous m'avez communiqué. J'avais déjà tenu compte de cette approximation ou incohérence dès le début de mon billet, et j'en donne une explication (qui est discutable, bien entendu). En ce qui concerne le second point que vous soulevez, nous pourrons en parler ; j'ai également mon idée. Je pense cette fois terminer mon billet aujourd'hui.

S a dit…

Je suis impatiente de vous lire !