Jeudi 26 mars 2020

LEON TURROU, FARE YOU WELL

 J’ai pu constater avec amusement que tout ce que Bertrand Vilain a retenu de mon dernier billet, c’est que j’avais signalé une erreur concernant l’année de naissance qu’il donnait pour René Viviani, mais son livre restait, selon lui, d’une solidité à toute épreuve. En réalité, j’avais dit moi-même que ce détail était sans conséquence, puisqu’il ne changeait rien au déroulement des faits décrits, mais j’avais indiqué qu’une fois la phrase corrigée, il y demeurait malgré tout une faute grave d’interprétation, et tout le reste du chapitre était ainsi. Une lecture attentive de l’article du Washington Times en question, appuyée par quelques recherches, m’amenait à une analyse diamétralement opposée à celle de Bertrand Vilain, dont je montrais les erreurs. Sa théorie sur l’incident s’en trouvait annihilée. Non, Leon Turrou n’avait pas empêché un attentat. Non, Turrou n’était pas sorti indemne de l’aventure et n’avait donc pas pu simuler l’altercation. Non, Turrou n’avait pas fait publier cet article pour se faire mousser (l’auteur prend ses habitudes pour celles des autres). Non, Turrou ne risquait pas de faire valoir sa maîtrise du français en ayant surpris une conversation en polonais, langue dont personne au F.B.I. n’allait lui contester la maîtrise, compte tenu de ses origines. De plus, il existait de meilleures façons d’évaluer ses connaissances linguistiques que la lecture d’allégations invérifiables dans un article de journal.
 En conclusion, le chapitre entier sur Viviani était à mettre à la poubelle, et il en va ainsi du reste du livre. Je pourrais reprendre chaque élément qui prouve, selon Bertrand Vilain, que Turrou était un escroc, et montrer que rien n’a été retenu contre lui. Turrou est toujours ressorti blanchi des enquêtes qui ont été faites sur ces incidents. Il est donc un peu trop facile de le charger sans avoir connaissance des documents et témoignages qui ont permis de rejeter ces accusations. Bertrand Patenaude, prudemment, l’admet. Bertrand Vilain, lui, n’a pas ces scrupules, ni la capacité de comprendre son égarement. Il veut condamner Turrou sans preuves, sur une vague possibilité, pour innocenter Seznec, sur lequel pèsent des charges autrement plus sérieuses. Il veut faire à Turrou ce qu’il ne veut pas que l’on fasse à Seznec. C’est sa notion de la justice.
 Il y aurait un intérêt certain à apporter une contradiction exhaustive aux affirmations non étayées et aux absurdités avancées par Bertrand Vilain dans son livre, mais je ne vais pas me donner cette peine, car les articles de madame Langellier ont déjà fait une grande partie du travail et des efforts supplémentaires ne sont probablement pas nécessaires. Nous avons averti les lecteurs des inexactitudes, des erreurs et de l’extrême faiblesse du travail d’historien réalisé par Bertrand Vilain. Cela devrait suffire. Nous pouvons nous consacrer à des recherches plus intéressantes. Il continuera, gonflé d’orgueil, à briller auprès des membres de son équipe, mais il n’aura pas convaincu quiconque possède un esprit critique avancé et une habitude d’écrits d’un tout autre niveau.
 Je vais donc revenir à ma démarche initiale, qui est également celle de madame Langellier. Nous ne pratiquons pas la rétention d’informations à but lucratif. Nous n’avons pas une théorie fumeuse à promouvoir. Nous ne prétendons pas avoir été exceptionnellement autorisés à consulter les archives du F.B.I. quand un écrivain nous a aimablement envoyé des documents déclassifiés et par conséquent publics. Nous fournissons gratuitement le résultat de nos recherches. Nous apportons à nos lecteurs des éléments leur permettant de se faire leur propre opinion et nous nommons honnêtement nos sources. Nous exposons également nos réflexions, mais sans vouloir les imposer, et nous acceptons la contradiction. Surtout, nous faisons la guerre aux certitudes et aux théories auxquelles certains s’accrochent désespérément, fermant les yeux sur ce qui ne va pas dans leur sens. Nous ne nous opposons systématiquement qu’aux affirmations fallacieuses, et non aux personnes.
 Quant à la contradiction qu’on m’apporte, j’attends qu’elle soit argumentée. Me dire que je fais trop attention aux détails, comme si c’était un défaut, n’est pas une réponse acceptable. Au contraire, je souhaite que l’on me signale les détails qui m’échappent.

 Madame Jourdan, le 12 mars dernier, a étrangement cité deux fois l’un de mes commentaires dans son billet sur William Kearney, mais y a répondu en montrant qu’elle l’avait très mal lu. Elle dit  : «  C'était un militaire. Pas sûr qu'il ait eu le profil pour un abus de confiance.  » Pourquoi un abus de confiance  ? Je ne prétends pas remplacer Turrou par Kearney. J’ai bien précisé dans mon commentaire que dans cette hypothèse, l’affaire «  ne serait nullement une arnaque  ». Elle ajoute  : «  Peu importe qui a monté l'arnaque. Ce qui compte c'est de prouver l'abus de confiance.  » Sauf quand on n’y voit pas un abus de confiance. Elle conclut  : «  Cela supposerait tout de même que Kearney ait empoché les cautions pour des voitures qui ne seront jamais livrées. Je ne suis pas sûre que ce soit le profil de Kearney.  » Empoché les cautions  ? Mais à quel moment  ? Je me suis certainement très mal fait comprendre. Je dis simplement que Kearney était de loin le plus qualifié en 1923 pour importer en Russie une centaine de véhicules américains (voitures et camions), en supplément de la vente de tous les véhicules de l’A.R.A. au gouvernement russe, qu’il a probablement gérée. De plus, Kearney était un Américain de toute confiance, ayant belle allure, vivant à Paris depuis des années, tout en ayant une bonne situation en Amérique, où il se rendait pour de brefs séjours, comme tous les cadres de l’A.R.A., pour s’entretenir avec le ministre du commerce, Herbert Hoover, et il n’est pas impossible qu’il ait été l’ami de Pierre Quéméner depuis plusieurs mois ou années. Turrou fait pâle figure en comparaison.

14 commentaires:

C.J a dit…

Dans la perspective de la culpabilité de Seznec selon le scénario que vous proposez et que je comprends très bien c'est vrai que Kearney est un excellent candidat pour être "l'Americain de toute confiance " Sauf qu'il était à Moscou en février, date donnée par Ackerman pour la mise en place du trafic et qu'il était aux États-unis depuis avril, ce qui n'était pas très prévoyant pour organiser une recontre avec des partenaires en France en mai. Dans votre hypothèse il n'y a pas eu d'arnaque car Quéméneur n'est jamais arrivé à Paris. Cela contredit le témoignage de Petit Guillaume. Je suis votre blog pour voir quels arguments vous allez trouver dans votre recherche. Je ne suis pas fermée à une autre explication. Celle que donne Bertrand est cohérente. Personnellement j'évite de prononcer le nom de Turrou sur mon blog. Je désigne ce personnage par les mots de Quéméneur "l'Americain de toute confiance ". Tout le monde nous explique, Michel Pierre en tête, qu'il ne pouvait pas y avoir d'achat de Cadillac par une Russie exangue. L'ARA a bel et bien vendu son parc de Cadillac à la GPU. L'affaire de Cadillac dont nous parlons ne peut être qu'une arnaque.

Liliane Langellier a dit…

Cher Marc,
Superbe papier.
Juste une citation de Friedrich Nietzsche qui va comme un gant à notre dernier auteur :
"Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou."

Marc Du Ryez a dit…

Merci, chère Liliane. La connaissance commence en effet par le doute. Il n'y a pas plus dangereux qu'une personne cherchant à imposer sa théorie à tout prix. Une démarche scientifique requiert d'accepter de se voir pointer ses erreurs et d'être prêt à remettre en cause son hypothèse. Elle demande de ne pas rechercher l'approbation de ses béats admirateurs, mais au contraire d'exposer ses travaux à la critique impitoyable de ses contradicteurs. Cela s'appelle la "peer review", l'évaluation par les pairs. On peut, bien entendu, avoir sa propre analyse, si elle est pertinente, mais encore faut-il ne pas déformer les faits ou affirmer des choses dont on ne sait strictement rien.

Marc Du Ryez a dit…

Madame Jourdan, il existe une très forte contradiction entre vos deux dernières phrases. Si le gouvernement russe a pu acheter à l'A.R.A. environ 150 véhicules américains à un prix élevé et unique, il a pu en acheter 100 autres provenant de France à la même période. La Russie était peut-être exsangue, mais pas le gouvernement soviétique. Il disposait de sommes considérables. Il faisait fonctionner les trains, il payait les très nombreux employés russes de l'A.R.A. (à part ceux affectés à des tâches administratives à Moscou), et en bref il avait un pays immense à faire tourner, avec de nombreux fonctionnaires.

Concernant les déplacements en Amérique des cadres de l'A.R.A., je l'ai déjà dit dans mon billet : ils pouvaient être brefs. Il s'agissait de faire une pause dans un travail difficile et surtout de faire leur rapport en personne à Herbert Hoover (ils amenaient également avec eux des rapports écrits par ceux qui étaient restés en Russie). Par exemple, Elmer Burland, responsable de l'envoi de nourriture en Russie pour l'A.R.A., arrive à New York le 17 novembre 1922 et en repart pour Moscou le 16 décembre. Il fallait environ deux semaines pour se rendre de Moscou à New York. Le gouverneur James Goodrich, l'un des enquêteurs spéciaux de l'A.R.A., quitte Moscou le 4 avril 1922 et est à Washington le 20 avril. J'ajoute que ces cadres trouvaient malgré tout le temps, lors de ces voyages, de passer par les bureaux londoniens de Walter Lyman Brown, directeur pour l'Europe de l'A.R.A.

C.J a dit…

Admettons.
Le gouvernement russe veut des Cadillac
L'ARA refuse de céder les siennes.
Admettons que Kearney soit envoyé comme émissaire pour acheter des voitures en France.
Après tout on ne sait pas si il est rentré à Moscou en janvier en février ou en mars.
Il fait son rapport à Moscou, se rend à New-York en avril pour consulter le charmant, et donne rendez-vous à nos bretons le 26 mai.
Le 22 mai l'ARA décide de céder ses voitures aux Russes.
Où est la cohérence ?
Admettons que Kearney poursuive le projet à titre personnel. C'est quand même compliqué pour un officier et officiel de l'ARA
Alors lui aussi un arnaqueur ?
A-t-il rencontré Quéméneur ?
Pour tout annuler ?
Pour l'arnaquer?
On ne le saura pas puisque pour vous Quéméneur a été tué dans les Yvelines le 25 mai 1923...

C.J a dit…

Mon clavier tactile a écrit charmant pour chairman. Désolée.

C.J a dit…

La mort éventuelle de Quéméneur sur la route de Paris n'aurait pas dû éteindre le projet d'achat de Cadillac. Ce projet aurait pu être repris avec d'autres partenaires. Il ne me semble pas que quoique ce soit ait été signalé dans ce sens.

Marc Du Ryez a dit…

Les dix premiers véhicules étaient attendus à Paris le 2 juin. Cela ne voulait pas nécessairement dire qu'ils seraient envoyés immédiatement en Russie. Il pouvait être envisagé de ne livrer les véhicules à Moscou qu'après le retrait de l'A.R.A. de Russie le mois suivant. Kearney, étant parisien, ne serait qu'à une petite semaine de Moscou.

Au moins un cadre de l'A.R.A. est revenu en Russie pour un projet commercial personnel, en novembre 1923, projet qu'il avait probablement conçu lors de son service pour l'A.R.A., en constatant les opportunités. Il n'y avait là aucun conflit d'intérêts.

Libre à vous de voir des arnaques et des escrocs partout. Il est sûr que c'est nécessaire à un scénario qui veut noircir les autres (Leon Turrou, Jean Pouliquen et même Pierre Quéméner) pour blanchir le gentil, honnête et courageux Guillaume Seznec.

Je ne dis pas que Quéméner est mort dans les Yvelines. Je dis seulement que je ne vois pas du tout comment il a pu quitter Seznec dans les conditions décrites par ce dernier. Ne me dites pas que Seznec a menti sur Houdan pour protéger sa femme, parce que c'est grotesque.

J'avais trouvé le mot "charmant"... charmant. Je ne savais pas que c'était une faute de frappe (les correcteurs automatiques ne corrigent pas les mots bien écrits, soit dit en passant, alors cessons de blâmer la machine quand l'humain fait une erreur). Et pourquoi dire "chairman", au lieu de "directeur" ou "président" ?

Marc Du Ryez a dit…

En réponse à votre commentaire de 17h01 : je crois également qu'après la disparation de Quéméner, l'affaire a dû se poursuivre avec d'autres partenaires (à moins qu'il y ait eu un brusque changement de programme). Ce n'est pas parce que nous n'en savons rien que cela ne s'est pas passé. Il existe peut-être même encore des preuves. Il est possible de mener une enquête directement à Moscou pour se faire une idée.

Marc Du Ryez a dit…

Concernant le correcteur automatique, je parlais en général. Cela ne s'applique pas à vous si le français est la seule langue installée sur votre clavier virtuel. J'en ai quatre sur le mien, donc un mot anglais sera aussi bien accepté qu'un mot français (même si j'utilise le clavier dans la configuration d'une troisième langue), car le correcteur accepte des mots dans toutes les langues installées. Il se trouve que l'anglais est la langue que je parle, écris et lis le plus, donc mon clavier, au moins, ne remplace pas "chairman" par "charmant". Il me suggère même "chairman" dès que j'ai écrit "chair". Pardon si vous avez mal pris mon commentaire, mais je vois souvent des gens accuser leur clavier de remplacer leurs mots, alors que la faute est doublement la leur : ils ont fait une faute de frappe (corrigée automatiquement par le mot correct le plus proche) et ne se sont pas relus.

Liliane Langellier a dit…

Mais pourquoi faire si compliqué ???
Pourquoi aller chercher dans les archives russes et américaines ce que nous avons chez nous ???
Quand tu reviens tout simplement à Morlaix…
Tu t'aperçois que André de Jaegher avait un comportement plus que bizarre.
Idem Kerné.
On peut aussi se demander qui a rédigé deux des lettres supposées de Pierre Quémeneur pour demander des Cadillac ?
Et pourquoi Pierre Quémeneur n'est pas parti avec Guillaume Seznec à Rennes le jeudi 24 mai 1923 ?
Avait-il un rendez-vous prévu pour le déjeuner qu'il ne voulait pas partager avec Seznec ?
Ce que je veux dire, c'est que tout s'est joué entre Morlaix et Landerneau.
En France.
En Bretagne.
Dans le Finistère.
Alors, assez de dérives américano-russes, assez !

C.J a dit…

Monsieur,
Un dernier commentaire.
J'écris sur un smartphone Samsung et je vais essayer de ne pas me laisser déborder par son clavier un peu trop intuitif pour mon index
Mon grand tort est d'avoir publié il y a cinq ans un texte intitulé "Pour l'amour de Marie-Jeanne."
C'est mon péché originel.
J'ai été touchée par le combat de Denis Seznec.
J'ai été touchée par le témoignage de Gabriel et Jean Yves Seznec.
Ils parlent de leurs grands parents comme de catholiques bretons.
La thèse du secret de famille me paraît la plus cohérente.
J'ai lu le livre de Bertrand Vilain.
Je l'ai développé sur le blog "affaire Seznec discussion overblog", pendant 33 jours.
Pour moi c'est terminé. Je n'irai pas plus loin.
Je vous laisse creuser d'autres hypothèses.
Je n'ai aucune antipathie pour Maître Pouliquen, ni pour la famille Quéméneur.
Turrou est un personnage possible, mais si vous me démontrez que c'est Kearney qui est l'instigateur de l'affaire des Cadillac je n'en ferai pas une jaunisse.
Ce qui compte c'est la Vérité.
Mais comme l'a dit Pilate :"Qu'est-ce que la vérité ?"

Marc Du Ryez a dit…

Chère Liliane, je crois en effet qu'il y a déjà pléthore de mystères et d'individus louches dans la partie française de cette affaire, et je me suis beaucoup gratté la tête en lisant vos derniers articles. Quand je ne commente pas, c'est parfois parce que je me pose des tas de questions et que je ne trouve pas vraiment de solution.

Pour ce qui est de la lettre de Quéméner postée le 25 mai 1923 à Morlaix, je pense depuis longtemps qu'elle est authentique et qu'elle a été postée par Marie-Jeanne Seznec, mais je n'en ai pas la certitude, bien entendu. Je vois mal quand elle aurait pu être écrite, par contre, et pourquoi elle n'aurait été postée que plus tard. Si elle n'est pas authentique, le mystère est encore plus grand.

Marc Du Ryez a dit…

Madame Jourdan, oubliez votre "péché originel", restez ouverte à toutes les hypothèses, et surtout, ne faites confiance à aucun auteur. Seules les preuves comptent. Je ne suis pas en train de défendre la théorie Kearney. Je fais seulement part de mes réflexions.