Vendredi 13 mars 2020

VIVIANI  : SOURCE ET INTERPRÉTATION

 Nous baignons certainement en plein hors-sujet avec la vie de Leon George Turrou, mais je souhaite montrer un exemple des erreurs de lecture et des faiblesses d’interprétation qui en découlent chez Bertrand Vilain. Je vais donc évoquer ce qu’il a appelé l’affaire Viviani, qui explose environ deux avant que Turrou ne décide de dépenser l’or invisible des Seznec à Monte Carlo.
 La seule source que l’auteur nous donne (bien imprudemment, car elle contredit le résumé et l’analyse qu’il en fait) est un article paru dans le Washington Times du lundi 18 avril 1921, dont voici la teneur (si vous ne lisez pas l’anglais couramment, vous pouvez passer directement à la traduction, un peu plus bas)  :

 CHARGES PLOT TO KILL VIVIANI
 Marine Claims to Have Been Attacked by Trio He Overheard Planning Murder.
 Police and intelligence officers of the State Department are today investigating the story of Private Leon G. Turrou, a marine at the Naval Hospital, who told the police that he was assaulted by three men whom, he says, he overheard plotting the assassination of M. Viviani, former premier of France, who was in Washington last week and is now in New York.
 OVERHEARS DEATH PLOT.
 According to the story Turrou told the police, he was standing in the Union Station last night when he overheard three men, apparently foreigners, discussing in the Polish language the assassination of the former French premier.
 Turrou, who is a naturalized Pole, says he followed the men from the Union Station to a house on Eleventh street northeast, when they suddenly turned upon him and beat him into unconsciousness.
 He was removed to the Casualty Hospital, and after receiving treatment he was sent to the Naval Hospital, where it was stated that while he was not seriously hurt, he was in a highly nervous state as a result of the beating.
 SANITY NOT DOUBTED.
 According to physicians of the hospital, Turrou is of sound mind, and officials do not seem to doubt the sincerity of his story.
 Turrou was formerly a member of the Polish Legion and was wounded during the war. He has been in the Marine Corps about a year, and is now a naturalized citizen of the United States. He is stationed, when on duty, at the Marine barracks here.

 Je vous donne ma traduction, la plus fidèle possible  :

 IL DÉNONCE UN COMPLOT AYANT POUR BUT DE TUER VIVIANI
 Un Marine affirme avoir été attaqué par trois hommes qu’il avait entendus projeter un meurtre.
 Des policiers et des agents de renseignement du Département d’État enquêtent aujourd’hui sur l’histoire du soldat Leon G. Turrou, un Marine au Naval Hospital, qui a raconté à la police qu’il a été agressé par trois hommes qu’il avait, dit-il, entendus planifier l’assassinat de M. Viviani, ancien premier ministre de la France [président du Conseil des ministres français], qui était à Washington la semaine dernière et qui est à présent à New York.
 IL SURPREND UN PROJET D’ASSASSINAT.
 Selon l’histoire que Turrou a raconté à la police, il se trouvait dans l’Union Station la nuit dernière quand il a entendu par hasard trois hommes, apparemment des étrangers, discutant en polonais de l’assassinat de l’ancien premier ministre français.
 Turrou, qui est un Polonais naturalisé [un Américain d’origine polonaise], dit qu’il avait suivi ces hommes depuis l’Union Station jusqu’à une maison sur la onzième rue nord-est, quand ils se sont soudain retournés vers lui et l’ont battu jusqu’à le rendre inconscient.
 Il a été transporté au Casualty Hospital, et après avoir reçu un traitement il a été envoyé [transféré] au Naval Hospital, où il a été déclaré qu’il n’était pas gravement blessé, mais qu’il était dans un état de grande nervosité en raison des coups qu’il avait reçus.
 SA SANTÉ MENTALE N’EST PAS EN DOUTE.
 Selon des médecins de l’hôpital, Turrou est sain d’esprit, et les officiels ne semblent pas douter de la sincérité de son histoire.
 Turrou est un ancien membre de la Légion polonaise et il a été blessé pendant la guerre. Il fait partie de l’U.S. Marine Corps depuis environ un an, et il est aujourd’hui citoyen naturalisé des États-Unis. Il est en poste, quand il est de garde, dans la caserne des Marines ici [à Washington].

 Suivons le trajet de Leon Turrou dans cette histoire. Il se trouve tout d’abord à l’Union Station, la principale gare ferroviaire de Washington, qui fait face au Capitole. Il suit trois hommes jusqu’à la partie de la onzième rue qui se trouve dans le quart nord-est de la ville. Nous ne savons pas exactement où dans cette rue, mais la distance qu’il parcourt est d’au moins un kilomètre et demi, qui peut prendre vingt à trente minutes à pied. C’est une longue et dangereuse filature. S’ensuit une bagarre. Il est transporté à l’Eastern Dispensary and Casualty Hospital, qui a depuis été remplacé par le Specialty Hospital. Puis on l’envoie au Naval Hospital1, l’hôpital de la marine de guerre américaine, l’U.S. Navy, dont dépend le corps d’armée auquel il appartient, l’U.S. Marine Corps. L’article nous apprend qu’il est ordinairement en poste à la caserne des Marines, les Marine Barracks, qui se trouvent tout près de là. On comprend donc que l’expression «  un Marine au Naval Hospital  », en début d’article, est maladroite, puisqu’il n’y est pas en poste  ; cet hôpital est en réalité le lieu où se déroule l’enquête et où le journaliste a obtenu ses informations.


Capture d’écran depuis Google Maps.

 L’auteur de cet article a-t-il rencontré Turrou  ? Il n’en donne l’impression à aucun moment. C’est un hôpital militaire, à l’accès restreint. Le journaliste tient probablement des enquêteurs le récit de Turrou, mais il ne peut pas nommer clairement sa source. Il rapporte également les déclarations de médecins. On ne sait pas qui sont les «  officiels  » qui ne doutent pas de l’histoire de Turrou  ; il peut s’agir de responsables de cet hôpital militaire, en charge des communications avec la presse.
 Turrou a donc été transporté du lieu de l’agression au Casualty Hospital. Le terme «  removed  » en anglais ne laisse aucun doute  : il a subi ce transfert de façon passive. Il était peut-être même encore inconscient. Après avoir reçu un «  traitement  » (il peut s’agir de soins, d’un médicament ou des deux), il a été conduit au Naval Hospital. On ne l’a pas renvoyé directement à sa caserne.

 Petite anecdote personnelle  : j’avoue avoir voué une sorte de culte à l’U.S. Marine Corps dans mon adolescence. Je me souviens très bien du jour où j’ai acheté, dans une petite librairie du centre-ville de Casablanca en 1982, le livre de François d’Orcival Les Marines, qui raconte leur histoire depuis leur origine en 1775. Je l’ai lu alors avec passion, ainsi que beaucoup d’autres sur le sujet, principalement centrés sur la Guerre du Pacifique. J’ai perdu fort heureusement cette fascination depuis longtemps, mais je conserve un certain respect pour ces hommes. Le film de Stanley Kubrick Full Metal Jacket représente bien ce que j’avais lu sur leur formation extrêmement rude. La première étape est de leur raser le crâne entièrement, pour qu’ils laissent symboliquement derrière eux tout ce qu’ils ont et se donnent corps et âme à l’U.S.M.C. Selon moi, Turrou n’a pu s’engager que parce qu’il pensait que sa famille avait été massacrée et qu’il n’avait plus d’attaches. Entrer dans les Marines était également une solution pour les jeunes hommes dans une situation financière difficile  : en passant la porte du bureau de recrutement, s’ils passaient les tests, ils n’avaient plus à se soucier de payer loyer et nourriture pendant plusieurs années. C’était sûrement la motivation première de Turrou, car ce n’était pas en commençant comme soldat dans les Marines qu’il risquait de satisfaire son ambition (au bout d’un an, il en était toujours au même point).

 Voyons à présent comment Bertrand Vilain nous présente les faits dans son tout nouveau roman policier2  :

 Le 18 avril 1921, nous avons la surprise de découvrir dans le journal "Le Washington Times" que Turrou vient de déjouer un attentat contre l’homme politique Français, René Viviani (1869-1925).

 Comme il nous l’annonce, notre auteur, qui emploie régulièrement le «  nous  » royal pour se désigner, a lu cet article il y a près d’un siècle (s’il l’avait lu récemment, il aurait écrit que c’était l’article qui datait du 18 avril 1921, et non sa surprise). Il met le nom du journal entre guillemets au lieu d’utiliser les italiques et inclut l’article «  le  » dans le titre. Il met une majuscule à l’adjectif «  français  » (tout comme il en met une à l’adjectif «  russe  » quand il poste des insultes anonymes sur le blog de madame Langellier) et il met une virgule superfétatoire avant le nom de l’homme en question, alors que ce nom est nécessaire et n’est pas une information complémentaire. Il se trompe également sur l’année de naissance de René Viviani, en écrivant 1869 au lieu de 1863. Cinq de ces six fautes, je l’admets, ne dérangeront que les maniaques de la syntaxe, qui sont vraiment des gens horribles. La dernière est une mauvaise information, mais elle ne porte pas à conséquence. Nous aurions donc dû lire  : «  Nous avons la surprise de découvrir dans le Washington Times du 18 avril 1921 que Turrou vient de déjouer un attentat contre l’homme politique français René Viviani (1863-1925).  »
 Malheureusement, même corrigée, cette phrase pose toujours problème, car Turrou n’a pas déjoué un attentat. Les trois hommes l’ont assommé, ils se sont enfuis et ils courent toujours. Ce n’est pas lui qui les a fait quitter l’Union Station. Au moment où paraît l’article, ils peuvent être déjà à New York, où se trouve maintenant Viviani. Turrou n’a fait qu’avertir la police (et non la presse) de ce projet d’assassinat. On suppose que la sécurité de Viviani a été renforcée immédiatement.
 Passons la biographie sommaire de Viviani. Nous trouvons ensuite  :

 Selon l’article, Turrou aurait entendu trois personnes à la gare Union Station de Washington évoquer l’assassinat de Viviani. Ce dernier était effectivement en ville à ce moment là. Il aurait suivi les trois hommes jusqu’à une maison sur la 11eme Avenue Northeast.

 Cette fois-ci, l’erreur de lecture concerne les faits eux-mêmes, puisque que c’est en réalité sur la onzième rue nord-est, qui traverse Maryland Avenue et Florida Avenue, que l’agression a eu lieu. Les avenues de la ville de Washington ont des noms et pas de numéros  ; la onzième avenue n’existe pas. Ne me dites pas que cela n’a pas d’importance, sous prétexte que l’article est également fourni, car certaines personnes ne comprennent pas l’anglais et se reposent entièrement sur le récit de l’auteur. Celui-ci raconte ensuite  :

 Les trois individus se seraient rendus compte qu’ils étaient poursuivis. Ils auraient frappé Turrou. Apparemment, ce dernier n’était pas blessé mais il était dans un état de grande nervosité. Il a été conduit à l’hôpital.

 L’article dit en réalité que Turrou n’est pas gravement blessé, ce qui signifie qu’il est blessé, même si ces blessures sont probablement superficielles. De plus, Bertrand Vilain commence par le diagnostic donné au Naval Hospital, sans mentionner que Turrou a d’abord été transporté dans un autre hôpital, où il a reçu un traitement. En inversant l’ordre, notre romancier laisse entendre que Turrou n’a été hospitalisé que parce qu’il présentait des signes de nervosité, qui pourraient être simulés. Il ne dit à aucun moment que, selon l’article, Turrou a perdu conscience. Il est fort possible que les secours aient été alertés par des témoins et que Turrou ait été transporté inconscient.
 Après ce petit résumé, Bertrand Vilain procède à l’analyse de cet incident  :

 Cette tentative d’attentat est bien étrange. Trois hommes ont une conversation dans une gare où ils discutent tranquillement d’un projet d’assassinat sans même prêter attention à qui pourrait les écouter  ?

 Il faut éviter l’expression pléonastique «  tentative d’attentat  », car un attentat est une tentative criminelle contre une personne. De plus, ces hommes n’en étaient visiblement qu’au stade du projet, du complot (mots employés dans l’article). Turrou ne les a pas empêchés de réaliser quoi que ce soit. Ils n’ont pas parcouru un kilomètre et demi à pied ou davantage en direction de la onzième rue parce que Turrou les effrayait en les regardant de travers.
 Il est étrange, en effet, que Turrou ait pu surprendre leur conversation, mais ils parlaient peut-être très bas entre eux, pensant que personne ne comprendrait les mots qu’ils chuchotaient dans une langue étrangère. J’ai parfois surpris des conversations en français, dans un pays où cette langue est très peu parlée, entre des personnes qui échangeaient des réflexions personnelles sans se méfier de moi. Il ne s’agissait pas de projets d’assassinat, bien entendu, mais je pense que la situation décrite par Turrou n’est pas invraisemblable. Dois-je rappeler que les «  officiels  » qui l’avaient entendu ne semblaient pas douter de son histoire  ?
 Bertrand Vilain propose alors son hypothèse, qui tourne vite à l’affirmation  :

 Si l’on replace les aventures de Turrou dans leur contexte, sa candidature au FBI date d’un mois à peine. Il sait qu’il n’a pas les qualifications requises. Il veut tout de même prouver qu’il est doué et qu’il a des compétences qui peuvent être indispensables. Viviani n’est pas choisi par hasard. Il est français. Donc, les trois supposés criminels parlent français. Il a pu déjouer un attentat grâce à son don pour les langues étrangères dont le français. Il arrive à faire publier un article qu’il pourra éventuellement utiliser dans son press-book personnel.

 La théorie du «  choix  » de Viviani parce qu’il était français tourne court quand on s’aperçoit qu’en réalité, selon Turrou, les trois hommes complotaient en polonais.
 Enfin, la dernière phrase est assez amusante, car on imagine très mal Turrou présenter son «  press-book  » (de deux ou trois pages) lors de sa prochaine candidature au F.B.I., se vantant d’avoir sauvé Viviani, alors qu’il n’avait fait que se faire assommer à la suite d’une filature qui n’était pas assez discrète (une preuve de son incompétence, donc). De plus, en aucun cas on ne peut penser que Leon Turrou ait été à l’origine de la publication de cet article. Il ne s’est pas étalé dans la presse. Le journaliste a simplement fait son travail, les faits étant dignes d’intérêt.
 Tout est à peu près aussi sérieux dans ce nouvel ouvrage.

1. Il n’est pas clair si l’hôpital qui est mentionné dans cet article de 1921 est celui que l’on appelle aujourd’hui l’Old Naval Hospital, ou bien l’ancien Naval Medical Hospital sur Observatory Hill, au nord-ouest de la ville, mais cela ne change rien à mon explication.
2. Affaire Seznec  : Les Archives du FBI ont parlé, Saint-Éloy, Éditions MonsieurBrocanteur, 2020.

2 commentaires:

Bertrand Vilain a dit…

Sous l'apparence d'une rigueur scientifique, vous êtes dans un parti-pris systématique. Vous chinoisez sur des détails. Mais en réalité vous cachez votre fascination pour mon livre "Affaire Seznec : les archives du FBI ont parlé" MonsieurBrocanteur éditeur. C'est une révélation.

Avec votre égérie, l'attrait pour mon livre ne faiblit pas, à vous deux, plus de 30 articles. Vous avez compris qu'il prouve la véracité du trafic de Cadillac et il est la clef pour résoudre l'affaire Seznec.

Marc Du Ryez a dit…

Pas de fascination, non. Juste la constatation qu'il ne s'y trouve rien de ce qui était annoncé.

Votre grand mérite est d'avoir porté votre attention depuis des années sur l'A.R.A., mais je préfère largement étudier toutes les sources moi-même. Cela me permet, dans le cas Viviani comme dans de nombreux autres cas, d'arriver à une analyse complètement différente.

Je ne crois pas un instant que la clé de l'énigme soit dans cette affaire d'automobiles et de camions. C'est juste un élément qu'il pourrait être intéressant de connaître, mais c'est très secondaire. Cela ne change rien au fait que Pierre Quéméner a disparu dans la nuit du 25 au 26 mai 1923 et que nul ne l'a jamais revu. Sauf en imagination.