LES CAPITAUX DE L'AFFAIRE D'AUTOMOBILES
Dans mon billet précédent, je disais que, le 22 mai 1923 à Brest, Pierre Quéméner avait renoncé à sa demande de crédit de 100.000 francs à la Société Bretonne de Crédit et de Dépôts, en expliquant à Gabriel Saleun qu'un parent lui avancerait les fonds.
On notera que Quéméner n'avait besoin de cet argent que pour le 24 mai, donc il avait encore deux jours devant lui, et même un peu plus, visiblement, puisque ce n'est que le 24 à 21 heures qu'il s'est enfin décidé à donner à Jean Pouliquen une adresse où envoyer le chèque.
On lit dans La Dépêche de Brest du 27 juin 1923 ces paroles de Guillaume Seznec à propos de la journée du 22 mai à Brest :
« Ce jour-là, j'ai remis à M. Quéméneur, pour liquider un compte, 4.000 dollars en or ; je crains qu'il ne les ait emportés à Paris.
« Il avait tellement confiance qu'il voulait adresser immédiatement par courrier le cautionnement de 10.000 francs. Je parvins à l'en empêcher, comme je réussis aussi à le convaincre qu'il était imprudent d'aller chez son beau-frère, à Pont-l'Abbé, prendre les fonds nécessaires à la première opération. Il consentit donc, sur mes instances, à se les faire adresser à Paris, en un chèque. »
Si ces trois dernières phrases sont vraies (j'ai des doutes sur la première), on peut de toute évidence éliminer un guet-apens préparé par Seznec. De toute façon, de nombreux autres éléments écartent cette possibilité, selon moi, mais c'est un autre sujet, donc revenons au financement de l'opération.
La Dépêche de Brest du 26 juin 1923 rapporte que Quéméner aurait déclaré à Julien Legrand : « Pour ma part, j'avance 80.000 francs ; quant à Seznec, il met dans l'affaire environ 40.000 francs. »
Selon Jeanne Quéméner, son frère avait 17.000 francs sur lui au moment de partir pour Paris. C'est suffisamment précis pour paraître crédible. Il possédait donc certainement au moins 7.000 francs en espèces avant d'effectuer le retrait à Brest. Avec ces billets et le chèque de 60.000 francs de Pouliquen, il pouvait compter sur 77.000 francs, ce qui nous rapproche grandement de sa part de l'investissement. Comme la livraison du premier lot ne devait intervenir que le 2 juin, Quéméner n'avait pas de souci à se faire de son côté. De plus, les 15.000 francs qu'il avait versés pour acquérir un peu malgré lui la Cadillac de Seznec étaient une part de son investissement, qui se montait donc à 92.000 francs.
Il est par contre beaucoup plus difficile d'établir en quoi consistaient les 40.000 francs investis par Seznec. Il est parfaitement absurde d'imaginer que l'acquisition de Traou-Nez à coups de dollars invisibles représentait une participation de Seznec dans l'affaire. S'il versait ainsi à Quéméner un dessous de table de 4.000 dollars or, équivalant à 60.000 francs, il lui apportait de la trésorerie mais en échange d'environ deux tiers d'une propriété qui appartenait à Quéméner. Ces 60.000 francs venaient donc s'ajouter à l'investissement de Quéméner, qui se retrouvait avec 152.000 francs, et Seznec n'avait toujours pas investi un centime dans l'affaire d'automobiles.
Au cas où ça ne serait pas limpide, je vais résumer ainsi : Quéméner possède une Cadillac qu'il a payée 15.000 francs, il la met dans l'affaire, c'est son investissement ; il possède un manoir à Plourivo, il en vend les deux tiers à Seznec, il met l'argent (ou plutôt l'or) dans l'affaire, c'est son investissement.
Seznec, lui, n'investit que dans un manoir.
Quéméner a-t-il inventé cette participation de Seznec dans l'affaire, en parlant à Legrand ? Il pourrait avoir eu ses raisons de lui cacher la vente de Traou-Nez. Il aurait ainsi transformé l'apport de trésorerie en investissement, pour sauver les apparences.
Mais on se souvient de cette phrase que, selon La Dépêche de l'Ouest du 26 juin 1923, Quéméner répétait à Seznec en lui tapant sur l'épaule : « Mon cher Seznec, sois tranquille, nous allons pouvoir bientôt rouler sur l'or. » Seznec ne pouvait qu'être intéressé dans l'affaire, probablement au tiers comme annoncé à Legrand, sinon l'un aurait fait fortune et l'autre l'aurait regardé compter ses billets.
Il est donc parfaitement clair à mes yeux que Seznec n'a jamais versé d'acompte pour l'acquisition de Traou-Nez. Je me demande d'ailleurs pourquoi je me donne la peine de l'expliquer, puisque les promesses de vente sont des faux indiscutables et qu'elles ne remplacent certainement pas des promesses authentiques. Mais une promesse orale peut avoir été faite : une fois que Seznec roulerait sur l'or, Quéméner lui céderait Traou-Nez à un bon prix. Le mieux, c'était d'investir d'abord dans l'affaire d'automobiles. Il y avait environ 150.000 francs de bénéfices à faire par lot de dix véhicules, dont un tiers pour Seznec. Après deux ou trois livraisons, le manoir était à lui.
Il faut donc oublier cette histoire de Traou-Nez et rechercher en quoi consistait l'investissement de Seznec.
Je vais pour cela revenir sur les deux sommes que j'avais comptées à l'actif de Quéméner, 15.000 et 60.000 francs. Il ne peut pas les avoir investies parce que selon Legrand, sa part se limitait à environ 80.000 francs, donc on en restera aux 77.000 francs que nous connaissons.
Cela doit signifier que Quéméner ne s'est pas considéré comme propriétaire de la Cadillac. Pour rappel, celle-ci avait été gagée en échange d'un prêt de 15.000 francs. Si Seznec ne remboursait pas cette somme dans les trois mois, la voiture appartenait à Quéméner. Les trois mois étaient largement dépassés, mais la voiture était toujours au nom de Seznec. Quéméner, étant désireux de faire cette opération en association avec Seznec, peut avoir décidé de prolonger le délai de remboursement (pour le porter à un an, par exemple, c'est-à-dire jusqu'en octobre 1923) afin de permettre à Seznec d'investir sa Cadillac dans l'affaire. Puisqu'elle avait été payée 18.126 francs, on pouvait compter cette somme dans la part apportée par Seznec. Bien entendu, ce dernier restait redevable de la somme de 15.000 francs, mais totalement en dehors de l'affaire d'automobiles. Il lui serait facile de rembourser cette somme une fois fortune faite quelques mois plus tard. Oui, nous avons affaire à de grands naïfs.
Il restait environ 20.000 francs à trouver.
Il y a une phrase dans le livre de Bernez Rouz, L'affaire Quéméneur-Seznec : Enquête sur un mystère, qu'on peut difficilement oublier : « Seznec sans ses dollars n'avait aucune liquidité. » On serait tenté de l'utiliser comme base de réflexion, mais en réalité, elle n'est pas très juste, car Seznec disait qu'il pouvait emprunter sur son matériel, qui était important. On devine qu'il avait déjà abusé de cette solution, cependant, donc il devait bien en être réduit à ses dollars. Il avait déjà changé quelques pièces et, ce 22 mai 1923, il comptait changer tout le reste à Brest.
Marie-Jeanne Seznec a dit plusieurs fois que Quéméner lui réclamait sans cesse son or. Était-ce pour le changer immédiatement en francs à investir dans une affaire ? Impensable. Le seul intérêt de ces pièces était qu'elles étaient en or et en dollars, deux raisons de les conserver le plus longtemps possible, d'en faire une épargne à long terme. Les changer, c'était tuer la poule aux œufs d'or. Je crois plutôt que Quéméner leur répétait sans cesse qu'il était prêt à leur rendre service en achetant leur or, qu'il aurait mis dans son coffre, ce qui aurait permis aux Seznec de payer certaines dettes. Mais Quéméner n'était plus en situation de le faire ce 22 mai, car il avait déjà eu quelques difficultés à réunir ses 77.000 francs et ne pouvait pas en consacrer une partie à spéculer sur le cours du dollar. Il aurait pu les obtenir en échange d'une promesse de vente de Traou-Nez, bien entendu, mais, comme je l'ai déjà dit, cela n'aurait pas constitué un investissement dans l'affaire par Seznec, qui en serait resté aux 18.000 francs de sa voiture.
Qu'a donc fait Seznec de son or ? Julien Legrand déclare au commissaire Cunat le 27 juin 1923 : « M. Quéméneur m'a dit encore que Seznec avait vendu ses dollars mais il ne m'a pas dit à qui. » Seznec a donc vendu ses dollars. On ne sait pas à qui, mais apparemment il ne s'agissait pas d'un banquier ayant pignon sur rue, car il se serait probablement manifesté au moment où l'affaire a explosé. En tout cas, aucune recherche ne semble avoir été faite dans ce sens par la police, d'après Bernez Rouz.
Le taux de change étant d'environ 15 francs et l'investissement en espèces de Seznec étant d'environ 20.000 francs, on peut estimer que les Seznec possédaient environ 1.300 dollars.
Cependant, la taille et le poids de la boîte décrite par Seznec n'autorisaient pas même la somme de 1.000 dollars, alors qu'il prétendait que cette boîte contenait 4.040 dollars. S'il avait eu un jour 1.300 dollars en pièces d'or entre les mains, il aurait dû naturellement tripler taille et poids pour rendre crédible la somme qu'il disait avoir versée. Les Seznec n'avaient-ils que quelques centaines de dollars ?
On voit bien que le mystère de la part d'investissement de Seznec dans cette affaire d'automobiles reste entier. La raison en est son mensonge continuel sur l'acquisition de Traou-Nez, qui ne lui a pas permis de révéler de quelle façon il s'impliquait financièrement dans cette opération rocambolesque.
6 commentaires:
A propos des capitaux de Seznec, il se trouve que Quéméner, le 23 au soir, a indiqué à Julien Legrand que Seznec avait vendu ses dollars (ce qui est curieux car si Seznec avait acheté Plourivo, Quéméner saurait très bien où les dollars se situent).
Quéméner ne parlerait-il pas des dollars de la communion ? il n'en connait pas la destination mais la rumeur publique doit en parler dans cette petite ville ou chacun se connait...
Je rappelais ces propos de Legrand dans ce même billet. "M. Quéméneur m'a dit encore que Seznec avait vendu ses dollars". Sûrement pas les 40 dollars, car ça n'aurait pas mérité d'être mentionné. Il s'agissait sûrement de tout le reste des pièces d'or. C'était nécessairement plus de 3 pièces. Quelques dizaines, je pense. 600 dollars en tout, peut-être, mais ça n'est pas très clair.
Oui, je comprends... en fait je pensais aussi à une vente à Brest mais votre article sur la communion m'a fait penser à autre chose...
J'essaie de faire le lien avec la vente excessive de la communion : l'hypothèse où Seznec ferait courir le bruit de la vente "de dollars" sans en préciser la quantité vous semble-t-elle déraisonnable ?
Alors, en effet, la vente des dollars nous est rapportée par Legrand qui le tient de Quéméner. Mais, si Quéméner n'a pas assisté au change, ça pourrait être un bobard que Seznec aurait fait avaler à Quéméner.
Je crois malgré tout qu'il n'y a pas de véritable arnaque, en tout cas chez Seznec. Je pense qu'il partent faire une affaire ensemble et que c'est une dispute qui interrompt tout ça. Avant ça, les choses semblent claires et Quéméner est enthousiaste.
En fait je pense la même chose et les "dollars fictifs" étaient là pour donner un peu de crédibilité à Seznec, de mon point de vue... mais cela ne change pas grand chose au fond...
Je ne pense pas non plus que Seznec soit autre chose qu'un comparse dans l'arnaque qui est, de mon point de vue, montée dans cette affaire, au même titre qu'Ackerman est un comparse. Mon idée est qu'un Morlaisien qui n'est pas de Jaegher a monté quelque chose, mais que cette chose-là n'a pas lieu car la dispute se produit. Tout cela n'est bien sûr qu'une spéculation, mais elle cadre avec à peu près tout.
Pour ma part je raisonnerais autrement. C'est Quemener qui parle d'une annonce dans les journaux.
C'est Quemener qui s'emballe comme un gamin ""J'ai confiance en lui comme en moi moi-même dit-il de son interlocuteur.
Quemener ne veut pas rater cette affaire. Il prendra le train de nuit s'il le faut pour apporter la caution de 10000f ×10 voitures. Et je pense que le très catholique Seznec ne ment pas sur la remise des 4000 dollars or, remis pour l'achat de Plourivo. Imaginons que notre américain de confiance soit un escroc : adieu veau vache, couvée. Pour lui, mais aussi pour le projet de vie de Marie-Jeanne Seznec qui s'effondre.
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