8 décembre 1923
| 24 juin 1925
PRESSE : Le Gaulois
L’AFFAIRE SEZNEC-QUEMENEUR AUX ASSISES DE QUIMPER
Le Gaulois, 23 octobre 1924, pages 3 et 4.
Avant l’audience de demain
Abstraction faite, bien entendu, des personnages qui n’ont aucun rapport commun, l’affaire Seznec s’apparente singulièrement à l’affaire Landru.
C’est le même problème, le même cas de conscience qu’aura à trancher le jury.
Il se résume à cette simple question : un individu peut-il être condamné pour l’assassinat d’une personne alors qu’aucun témoignage, aucune preuve n’établissent ni la mort ni le crime ?
À Versailles, les jurés ont répondu par un verdict implacable, mais il y avait onze disparues. À Quimper, il n’y en a qu’un. Le faisceau de présomptions — certaines particulièrement graves — réuni par l’accusation suffira-t-il au jury ? Cela, c’est le secret des débats.
Pour aujourd’hui, résumons d’un mot les faits.
Le 25 mai 1923, deux négociants de Bretagne, MM. Quemeneur, marchand de bois à Landerneau, conseiller général du Finistère, et Seznec, propriétaire d’une scierie mécanique à Morlaix, partaient ensemble pour Paris dans une puissante auto de 50 ou 60 chevaux.
Ce voyage était un voyage d’affaires. M. Quemeneur avait confié qu’il s’agissait d’une entreprise d’achat et de vente d’autos américaines d’occasion. Il avait, d’ailleurs, pris des mesures en conséquence : il avait, d’une société de crédit de Brest, demandé un crédit de 100,000 francs et en avait obtenu une avance de 10,000. De son beau-frère, M. Pouliquen, notaire à Pont-l’Abbé, il avait obtenu l’envoi d’un chèque barré de 60,000 francs sur la Société générale à son nom, poste restante, bureau 3, à Paris.
L’affaire, d’ailleurs, ne devait le retenir que peu de jours, à telle enseigne qu’il n’avait laissé que 200 francs pour le ménage à sa sœur, qui tenait sa maison de célibataire, et avait promis, quelques jours plus tard, d’assister au mariage de sa nièce.
Or, le 28, Seznec rentrait seul. Et les jours passèrent sans apporter aucune nouvelle du disparu.
Bien entendu, la famille s’inquiéta. Seznec la rassura. Lui non plus n’avait pas de nouvelles, mais Quemeneur était en bonne santé et « en train de gagner de l’argent, soit en France, soit en Amérique ».
Mais l’absence se prolonge et l’inquiétude augmente.
Seznec, pressé de questions, donne quelques détails : leur auto avait eu plusieurs pannes ; alors, craignant d’arriver en retard à Paris à son rendez-vous d’affaires, Quemeneur l’avait laissé à Dreux, pour prendre l’express, et lui-même alors était rentré à Morlaix.
Les jours continuent à passer. Toujours rien. Cette fois, la famille avertit la police.
Aussitôt, le 13 juin, un télégramme arrive du Havre. Quemeneur avertissait sa sœur que tout allait pour le mieux et que, dans quelques jours, il rentrerait à Landerneau.
Télégramme singulièrement laconique. Aussi bien, peu après, la Sûreté générale, saisie par la famille, commence son enquête. Elle fut singulièrement troublante, si troublante que, le 30 juin, Seznec était arrêté.
Les charges de l’accusation
Voyons d’un mot les charges relevées par l’instruction :
1° Encore que Seznec fût l’instigateur de l’affaire d’autos de Paris, il lui fut impossible de donner à son sujet le moindre détail ni sur l’opération ni sur les personnages intéressés ;
2° Il était faux que Quemeneur ait pris le train à Dreux, Seznec dut le reconnaître ;
3° Le 20 juin, comme par hasard, on retrouvait à la gare du Havre la valise emportée par Quemeneur. Et son contenu est bien curieux.
D’abord, on y trouve un carnet de poche où Quemeneur inscrivait ses dépenses et, parmi celles de son voyage avec Seznec, on trouve noté le prix de deux billets de seconde, l’un de Dreux à Paris, l’autre de Paris au Havre.
Ainsi s’expliquaient le télégramme envoyé du Havre et la découverte de sa valise dans cette ville. Malheureusement, les prix étaient inexactement calculés et l’expertise a établi que l’écriture était celle de Seznec.
4° Obligé de reconnaître que Quemeneur n’avait pas pris le train à Dreux, Seznec déclara s’être trompé. C’était non à Dreux, mais à Houdan, à 21 h. 30, après avoir dîné au Plat d’Étain.
Mensonge encore. Ce n’est qu’après 10 heures que leur auto, par une erreur de route, pénétra dans la gare. Or, le train de Paris est à 9 h. 17 et le suivant à 3 h. 52 du matin. Le fait est établi par cinq témoins, lesquels les virent repartir ensemble dans l’auto et entendirent, sans arrêt, le bruit du moteur s’éloignant au loin.
L’accusation observe, d’ailleurs, que Quemeneur n’eût pas laissé sa valise avec son linge de rechange. Or, cette valise fut vue dans l’auto par la bonne de l’hôtel de la Queue-les-Yvelines, où s’arrêta seul Seznec.
Le lendemain, en effet, vers 5 h. 30, à quatre ou cinq kilomètres de la Queue-les-Yvelines, Seznec était en panne faute d’essence et un M. Schwarz, passant en camionnette, lui vendait un bidon de cinq litres d’essence.
Or, Seznec était seul. C’est donc entre l’heure du départ de Houdan et cette rencontre que se passa le drame. Où ? Comment ? C’est là le trou que n’a pu combler l’instruction. Mais elle a continué à accumuler les charges et nous arrivons à la cinquième :
5° Ce n’est pas Quemeneur qui remit à la poste du Havre le télégramme à sa sœur, mais Seznec, et il est de sa main.
Minutieusement, l’instruction a établi son voyage au Havre. Le 12 juin, vers 19 heures, il quitte en auto Morlaix pour Tréguier. Sans motif, il abandonne sa voiture à Lannion, près Plouaret, dans la verger de la veuve Jacob, prend le rapide 502 à 21 h. 57, se trouve le lendemain dans l’express 171 de Paris au Havre, où, à Rouen, deux voyageurs qui le reconnaissent montent dans son compartiment et descendent avec lui au Havre. Là, il achète une machine à écrire. Le marchand, M. Chenouard, et ses employés le reconnaîtront. Cela fait, il expédie le télégramme à la poste. L’employé croit le reconnaître. À 17 heures, avec sa machine, il prend l’express 158, arrive à la gare Saint-Lazare, gagne la gare Montparnasse, prend l’express 599 à 21 heures pour Lannion, dans lequel il est rencontré par deux habitants de Carhaix qui le reconnaîtront, ainsi que son colis, descend à Plouaret à 6 heures du matin, reprend son auto dans le verger et, à midi, rentre à Morlaix.
À ces témoignages écrasants, il ne peut opposer que de vagues dénégations et alibis contestés, d’ailleurs, par sa femme et sa bonne.
6° La valise de Quemeneur fut, on le sait, retrouvée le 20 juin, abandonnée sous une banquette de la salle d’attente des troisièmes du Havre. Or, cette valise, un douanier et un employé ont vu Seznec la tenir devant et dans la gare. Ils l’ont reconnu.
7° Enfin, il est une charge plus grave, car elle semble indiquer que Seznec avait la certitude de la mort de Quemeneur.
Dans la valise trouvée au Havre, on découvrit un exemplaire d’un acte sous-seing privé daté de Brest, 22 mai 1923, par lequel Quemeneur promettait à Seznec de lui vendre 35,000 francs son domaine de Traounez.
Seznec expliqua que cet acte, préparé à la machine à écrire par Quemeneur en double, et dont il avait le second, avait été signé à Brest, à l’hôtel des Voyageurs.
Or, la preuve est faite que c’est un faux.
L’acte porte certaines mentions autographes. Les trois experts commis certifient que l’écriture est de Seznec. Quant au texte à la machine à écrire, il provient de la machine à écrire achetée au Havre par Seznec ; certaines défectuosités caractéristiques à cette machine sont, en effet, reproduites sur les deux actes. Et, fait singulier, ladite machine fut retrouvée, soigneusement dissimulée sous de vieux paniers à bois, dans le grenier de Seznec, avec, à ses côtés, le papier qui l’emballa au Havre.
« Machinations policières », c’est tout ce qu’il trouve à répondre.
Ajoutons que ce contrat, d’une invraisemblance criante, puisque Quemeneur était en pourparlers de vente sur une base de 100,000 francs, ne peut s’expliquer que par la certitude que, mort, il ne protesterait plus.
Seznec, pourtant, a tenté une explication. Le surplus avait été par lui remis dans l’auto à Quemeneur sous forme d’un paquet de 4,040 dollars en pièces d’or.
Or, Seznec était à la veille d’être vendu ; Seznec n’avait pu rembourser un prêt de 15,000 francs. Comment admettre qu’il n’eût pas utilisé cette fortune pour éviter la saisie ?
Et puis, nul n’a jamais vu le paquet aux mains de Quemeneur et nulle trace n’en existe dans ses livres.
Tel est le résumé des charges relevées par l’instruction. Quant au crime, elle envisage pour Seznec ce triple bénéfice :
1° L’acquisition pour 35,000 francs du domaine de Traounez ;
2° La prise des sommes emportées par Quemeneur ;
3° Le montant du chèque de 60,000 francs adressé par M. Pouliquen, bureau 3, à la Société générale de Paris, où par deux fois, le 2 juin, un inconnu qui n’était pas Quemeneur se présenta pour le toucher et eût réussi si, par erreur, l’employé n’avait cru qu’il n’était pas encore arrivé. Or, Seznec seul savait l’envoi de ce chèque. Et, ce jour-là, sans qu’il pût en donner le motif, Seznec avait fait la coûteuse dépense d’un voyage à Paris.
Conditions du crime
Là, aucun indice. Quelques constatations matérielles, cependant :
1° Au Havre, sur la valise, malgré les traces évidentes de lavage, se remarquaient des traces de sang humain mêlées de boue ;
2° Du sang encore frais maculait le bidon vide que Seznec échangea à la Queue-les-Yvelines centre un bidon plein ;
3° Certains vêtements de voyage de Seznec ont disparu, la doublure de son pardessus a été lacérée, une tache de sang a été relevée sur le collet ;
4° Le cric de l’auto, pesant 15 kilos, a disparu ;
5° Enfin, entre le moment où il quitta Houdan et celui où il fut retrouvé sans essence, c’est-à-dire entre 22 h. 15 et 5 h. 30 du matin, Seznec, qui prétend être rentré directement de Houdan à Morlaix après que Quemeneur eut pris le train, a fait une si incroyable dépense d’essence que, outre les cinq litres achetés à Schwarz, il en fit mettre à la Queue-les-Yvelines cinquante litres dans son réservoir (d’une capacité de soixante-quinze litres), totalement vide.
Où Seznec alla-t-il donc, pour consommer pareille essence ? Et ce mystérieux voyage n’avait-il pas pour but de faire disparaître le cadavre de Quemeneur ? Peut-être les débats le diront-ils.
Témoins à décharge
Notons, toutefois, que quatre témoins ont, depuis sa disparition, affirmé avoir revu Quemeneur. Les trois premiers, ne lui ayant pas parlé, reconnaissent avoir pu se tromper. Mais le quatrième est absolument formel.
Receveur de tramway à Paris, M. Le Her, en effet, affirme que le 25 mai, vers 18 h. 30, dans le tramway Auteuil-Hôtel de Ville, dont il assume le service, il se trouva en présence de M. Quemeneur, qu’il connaît fort bien, et eut avec lui une conversation d’un quart d’heure environ.
Le témoin s’est-il trompé de date ? ou est-il victime d’une auto-suggestion ? L’accusation ne semble pas apporter à sa déposition, qui se serait peu a peu précisée, une croyance bien sérieuse. L’audience appréciera. C’est à elle maintenant qu’est la parole. Attendons.
Félix Belle
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