26 juin 1923
| 28 juin 1923
DOCUMENTS : Récit de Pouliquen - Audition de Pouliquen - Audition de Jenny Quéméner - Audition d’Achermann - Audition de Legrand
PRESSE : La Dépêche de Brest - Le Matin - Autres articles
ÉVÉNEMENTS
Auditions de Jean Pouliquen, Jenny Quéméner et Ernst Achermann par le commissaire Achille Vidal à Paris.
Audition de Julien Legrand par le commissaire Jean-Baptiste Cunat à Landerneau.
RÉCIT DE JEAN POULIQUEN
Le mardi [26]1 juin, je reprenais avec ma belle-sœur2 la direction de Paris. M. Vidal nous avait appelé[s] pour reconnaître la valise et les objets de notre malheureux frère3. Ma belle-sœur reconnut sans hésitation la valise ainsi que les quelques menus linges qu’elle contenait ; il y manquait cependant un complet neuf que mon beau-frère avait emporté. Dans la valise se trouvait également le portefeuille vide de mon beau-frère, un carnet de notes qu’il portait constamment sur lui et qui semblait avoir été trempé dans l’eau, une carte de Seznec recommandant à M. Ackermann de réserver bon accueil à son ami Quemeneur [et] enfin, couronnant toute cette mise en scène, un des originaux du soi-disant acte de vente de Plourivo. M. Vidal me le fit lire en me demandant si j’en avais déjà connaissance. Je lui fis savoir que c’était la première fois que j’en entendais parler, Seznec n’ayant jamais laissé entendre à aucun de nous que cet acte pût exister. Il ne l’avait pas encore non plus déclaré aux journalistes4. Je demeurais stupéfait et ma belle-sœur ne fut pas moins étonnée. Je comparais aussitôt la signature de cet acte à la signature de mon beau-frère que je possédais sur moi et j’en conclus immédiatement que l’acte avait été fabriqué de toutes pièces. Je demandais à M. Vidal de me montrer le télégramme du Havre ; nul doute, les deux signatures étaient bien de la même main, mais cette main n’était point celle de mon beau-frère. D’ailleurs, comme je le fis remarquer à M. Vidal, mon beau-frère n’avait point de machine à écrire et ne savait pas s’en servir. Seznec n’en possédait pas non plus ; par conséquent, une tierce personne avait dû taper l’acte. Cette personne ne tarderait pas à se faire connaître si réellement elle existait. D’ailleurs, en admettant que l’acte eût été de mon beau-frère, il l’aurait laissé chez lui dans son coffre-fort avec ses titres de propriété. Dès ce jour, j’osais accuser Seznec, que M. Vidal manda immédiatement à Paris. Ce dernier5 déclarait le même jour aux journalistes6 avoir versé à mon beau-frère le 22 mai à Brest une somme de quatre mille dollars or. Cette somme chez Seznec, poursuivi de tous côtés, ne pouvait s’expliquer.7
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1. Source : « 25 ». Il peut s’agir d’une erreur de Jean Pouliquen ou d’une faute de copie de Bernez Rouz. C’est le 26 juin qui était un mardi et les auditions de Jean Pouliquen et de Jenny Quéméner ont eu lieu le 27 juin. Ces derniers ont donc très probablement pris le train le 26 juin au soir de Landerneau pour arriver à Paris le lendemain matin.
2. Jenny Quéméner.
3. Pierre Quéméner, frère de Jenny Quéméner et beau-frère de Jean Pouliquen.
4. Dans les articles parus le 27 juin, Guillaume Seznec justifie ainsi le versement de ses dollars à Pierre Quéméner : « pour liquider un compte » (La Dépêche de Brest) et « sous certaines garanties » (Le Matin).
5. Non pas ce dernier, qui serait Achille Vidal, mais Guillaume Seznec.
6. Imprécision de Jean Pouliquen, car si ces déclarations sont parues ce 27 juin dans la presse, c’est qu’elles ont été faites la veille aux journalistes.
7. Bernez Rouz, pages 109 et 110.
AUDITION DE JEAN POULIQUEN
par le commissaire Vidal (extraits)
[Concernant la soirée du 21 mai 1923 à Landerneau :]
Mon beau-frère ne m’a nullement fait allusion à son projet de vente de propriété... Il n’aurait pas traité une semblable affaire sans me consulter. Mon beau-frère ne m’a exprimé aucun besoin d’argent. Je m’étonne donc que le lendemain, il m’ait adressé une pareille demande. C’est donc à Brest que la proposition lui a été faite.1
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1. Bernez Rouz, page 74.
AUDITION DE JENNY QUÉMÉNER
par le commissaire Vidal (extraits)
[Concernant la préparation de la valise de Pierre Quéméner pour son départ de Landerneau le 24 mai 1923 au matin :]
Je lui avais mis un complet veston neuf en laine et de couleur gris foncé uni.1
[Concernant sa visite à Seznec le 8 juin 1923 à Morlaix :]
Il me fit remarquer que je n’avais pas à m’inquiéter, ajoutant que mon frère gagnait de l’argent à Paris et que peut-être était-il parti en Amérique.2
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1. Bernez Rouz, page 109.
2. Bernez Rouz, page 100.
AUDITION D’ERNST ACHERMANN
par le commissaire Vidal
Monsieur Ackerman Ernest1, sujet américain, 43 ans, menuisier en voitures à l’usine Renault, demeurant, 16 rue de l’Asile Popincourt à Paris.
J’ai connu Monsieur Seznec alors que j’étais soldat à Brest et détaché dans un camp américain en 1919. À cette époque, Monsieur Seznec s’est rendu acquéreur de plusieurs voitures.
Courant mars 1920 je suis venu m’installer à Paris où j’ai d’abord habité 52 rue Richard Lenoir.
Le 10 avril de la même année, je suis entré au service des Américains pour le « Service des Tombes2 ».
Fin décembre 1922, après avoir terminé mon engagement avec les Américains, j’ai été admis à la maison Renault (automobiles) où je me trouve encore actuellement.
Je ne suis allé qu’une seule fois à Morlaix voir Monsieur Seznec. J’étais encore à ce moment-là soldat à Brest.
Monsieur Seznec m’a rendu une seule visite à Paris. C’était en août ou septembre de l’année dernière. Je lui avais écrit pour lui annoncer qu’il y avait quelques occasions intéressantes en voitures automobiles, au camp américain de St Ouen à Paris. Monsieur Seznec est arrivé trop tard et l’affaire n’a pu se conclure.
Je n’ai plus revu Monsieur Seznec depuis ce moment-là.
Dans le courant du mois dernier, je lui ai écrit pour lui proposer une affaire de courses. Il s’agissait d’une méthode pour gagner aux courses. Monsieur Seznec ne m’a pas répondu.
Le 9 courant, j’ai reçu un télégramme avec réponse payée de Monsieur Seznec ainsi conçu : Avez-vous eu visite d’un nommé Quémeneur — Signé Seznec.
Le témoin nous remet ce télégramme que nous annexons au présent après l’avoir paraphé ne varietur.
Le même jour j’ai répondu à Monsieur Seznec pour lui dire que je n’avais vu personne.
Représentons au témoin le télégramme à nous remis par Monsieur Pouliken, notaire à Pont-l’Abbé.
Ce télégramme est ainsi conçu : Je n’ai vu personne — Signé — Ackerman.
Après examen, le témoin nous déclare : C’est bien le télégramme que j’ai adressé à Monsieur Seznec.
D — Connaissez-vous Monsieur Quémeneur ?
R — Non. J’ai même été surpris du télégramme de M. Seznec qui me parlait d’un nommé Quémeneur.
D — Connaissez-vous un nommé Scherdin ?
R — Non.
Représentons au témoin les photographies de Monsieur Quémeneur Pierre, le disparu, et du nommé Scherdin Bror Oscar3.
Le témoin déclare : Je ne connais pas les personnes que représentent ces photographies. Je ne les ai jamais vues.
D — Avez-vous effectué un voyage ce mois-ci ou le mois dernier [?]
R — J’ai fait un voyage à Coblence au mois d’avril dernier vers le 17 ou 18. Je ne suis resté absent que trois jours. Depuis ce moment-là, je ne me suis plus déplacé même pour vingt-quatre heures, et j’ai travaillé régulièrement tous les jours à la maison Renault.
S.I.4 — Je ne connais pas la rue Lafontaine à Auteuil5, et j’affirme n’y être jamais allé ni de jour ni de nuit.
Lecture faite, persiste et signe.
Ernest C. Ackerman
Le Commissaire de police mobile Vidal
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1. Ernst Conrad Achermann, né le 12 août 1877 à Zurich (voir mon billet du 10 avril 2018).
2. Graves Registration Service. Selon Wikipédia, il « a été créé quelques mois après l’entrée en guerre des États-Unis dans la Première Guerre mondiale » et il était « chargé de la récupération, de l’identification, du transport et de l’inhumation des militaires morts américains ».
3. Bror Oskar Scherdin.
4. Abréviations : D (demande), R (réponse), S.I. (sur interpellation).
5. Scherdin était domicilié au 26 bis, rue La Fontaine, dans le seizième arrondissement de Paris.
AUDITION DE JULIEN LEGRAND
par le commissaire Cunat (extraits)
Quelques jours avant la Toussaint 1922, M. Seznec est venu me trouver pour me demander un prêt de 15.000 francs pour régler un procès qu’il avait perdu contre M. de Lescoët. Pour garantie de cette avance, M. Seznec m’a offert une voiture Cadillac, et si ce n’était pas suffisant, un camion auto en plus. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas lui donner satisfaction, mais je lui ai conseillé de s’adresser à M. Quéméneur.1
Dans le courant de l’hiver dernier sans pouvoir préciser la date, j’ai lu une annonce2 dans un journal (La Dépêche de Brest, je crois) par laquelle un monsieur était acheteur de voitures américaines ou camions quel qu’en soit l’état. Or M. Quéméneur m’avait fait part vers la même époque qu’il ne voulait pas garder la voiture Cadillac en question parce qu’elle dépensait trop d’essence et qu’en outre, il possédait une Panhard. En lui communiquant l’annonce je lui ai dit : puisque vous voulez vous défaire de votre voiture, voici une occasion qui se présente. Les choses en sont restées là.3
J’ai été obligé de faire assigner Seznec au tribunal de commerce de Morlaix, en paiement d’une somme de 2.000 francs qu’il me devait. À la suite de cela, Mme Seznec est venue me trouver pour m’apitoyer sur la situation en me disant : « M. Le Grand, si vous voulez, nous possédons des aciers, si vous voulez les accepter, vous vous paierez dessus. »4
[Le 22 mai au matin, Seznec rend visite à Legrand pour une signature :]
M. Quéméneur l’attendait devant chez moi avec son auto pour aller à Brest.5
Le 23 mai au soir, je crois, M. Quéméneur est venu chez moi vers les 8 h. 30 ou 8 h. 45. Il m’a mis au courant de son voyage à Paris en me disant ceci : J’ai fait une affaire avec Seznec, je pars demain livrer ma Cadillac avec lui6 à Paris où je resterai quelque temps, car nous avons fait une affaire ensemble pour achat7 de camions ou voitures américaines. Comme Seznec ne veut pas faire d’écritures, c’est moi-même qui tiendrai la comptabilité et ferai la réception des voitures.
Je lui ai dit : Alors Seznec fera les achats dans la région ?
Il m’a répondu : Il fera les achats dans la France entière8.
J’ai continué : Votre affaire me semble assez drôle, qu’on vienne chercher à Landerneau et9 à Morlaix deux marchands de bois pour faire des achats de camion10. Mais il n’y a donc plus de connaisseurs à Paris ? Mais si vous achetez par toute la France, il vous faudra énormément de capitaux.
Il m’a répondu : Je possède actuellement de l’argent liquide, de 80 à 100.000 francs, et Seznec de 40 à 50.000 francs.
Comme Seznec m’avait appris jadis qu’il possédait des dollars-or, j’ai objecté à M. Quéméneur : Seznec a donc vendu ses dollars ? Seznec m’avait dit qu’il possédait 3.200 dollars depuis qu’il avait fait du blanchissement pour les Américains au cours de la guerre.
Continuant la conversation, M. Quéméneur m’a encore dit : Je pars demain à 5 heures du matin pour assister au conseil municipal de Saint-Sauveur, qui a lieu à 7 heures, j’ai quelques explications à donner au sujet des chemins, puis je partirai vers 8 heures car je dois être à Rennes pour déjeuner. Je repartirai avec Seznec pour Paris pour livrer ma Cadillac, qui est vendue.
M. Quéméneur m’a dit encore que Seznec avait vendu ses dollars, mais il ne m’a pas dit à qui.11
J’ai appris la disparition de M. Quéméneur le vendredi 15 juin courant par M. Gestin, garagiste, qui m’a fait la réflexion que c’était assez bizarre d’être parti à deux et de n’être revenu qu’un seul. M. Gestin a eu une conversation téléphonique avec Seznec, hors ma présence, il m’a dit que Seznec avait eu des réticences pour dire où était M. Quéméneur et que le matin même il12 avait reçu une lettre de sa sœur13 lui disant que Pierre était bien.14
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1. Bernez Rouz, page 66. Le procès perdu par Seznec le 30 septembre 1922 contre le marquis de Lescoët portait sur la somme de 23.000 francs.
2. Source : « j’ai lu dans une annonce ».
3. Bernez Rouz, page 59.
4. Cette déclaration de Julien Legrand fournie par Bernez Rouz, page 66, semble provenir du même procès-verbal d’audition.
5. Bernez Rouz, page 75.
6. Les mots « avec lui » sont absents chez Denis Seznec.
7. Denis Seznec : « l’achat ».
8. Source : « dans toute la France entière » (expression redondante).
9. Denis Seznec : « ou ».
10. Denis Seznec : « camions ».
11. Denis Seznec 2009, page 96. Une partie de ce passage est donnée par Bernez Rouz, page 81. Pour chaque variante, j’ai suivi Bernez Rouz et indiqué en note la version de Denis Seznec. J’ai retiré les tirets cadratins, placés différemment chez ces deux auteurs et fautifs dans les deux cas, bien qu’ils soient certainement présents dans le document original.
12. Guillaume Seznec.
13. Jenny Quéméner, la sœur de Pierre Quéméner.
14. Bernez Rouz, page 92.
LA DISPARITION DE M. QUÉMÉNEUR
La Dépêche de Brest & de l’Ouest, 27 juin 1923, pages 1 et 5.
Comment avait-il connu l’introuvable américain ?
Les automobiles américaines étaient destinées au gouvernement des soviets
M. Seznec convoqué à la sûreté générale
Les faits que nous avons énoncés dans nos précédents articles nous ont permis d’établir entre autres choses les raisons qui attiraient M. Quéméneur à Paris et, vraisemblablement, de déterminer les causes de sa disparition.
Cela n’avait pas toute la simplicité que l’on pourrait croire, étant donné que la famille se refusait obstinément à faire la moindre communication sur cette affaire qui émeut si profondément les nombreux amis du disparu et provoque chez tous un douloureux intérêt. D’autre part, M. Quéméneur, lui-même, n’avait guère parlé de façon bien précise de ce projet d’achat et de revente d’automobiles qu’il devait mettre à exécution.
Il paraissait à tous ceux qui le fréquentaient qu’il avait en cette affaire une confiance illimitée et qu’il craignait qu’on ne la lui enlevât.
C’est pourquoi, d’ailleurs, on remarquait qu’à ce propos ses conversations étaient pleines de réticences.
Mais comment était-il entré en relations avec le fameux Sherdly qui, d’ailleurs, aux derniers renseignements, disait se nommer Charly et donnait pour adresse le 6 du boulevard Malesherbes — où, par parenthèse1, la police l’a vainement demandé ?
A l’un de ses amis qui lui posait cette question devenue particulièrement importante depuis que l’on soupçonne le rôle tragique joué par l’Américain, M. Quéméneur confiait :
— J’ai connu cette affaire par une annonce de journal dont la lecture m’avait fait une impression heureuse. J’avais senti à ce moment que l’affaire devait être bonne et je ne me suis point trompé.
Pour le démontrer, le conseiller général de Sizun exposait qu’il s’agissait d’acheter des voitures américaines dans toute la France, de les réunir à Paris et de les livrer, par petit nombre, dans un garage dont il ne faisait pas connaître l’adresse.
Là, dès la livraison, on lui versait les sommes convenues, qui ne devaient pas être inférieures au triple de la mise de fonds. C’est ainsi que pour un achat de 100.000 francs d’automobiles, il se croyait assuré d’un bénéfice de 200.000 francs.
Mieux : il n’était nullement nécessaire que ces voitures fussent en parfait état. « Pourvu qu’elles roulent, disait-il, elles seront acceptées ».
Comme on lui objectait qu’une affaire pareille ne paraissait pas sérieuse, il se récriait, déclarant que les automobiles étaient destinées à être livrées au gouvernement russe, et qu’il en fallait, par suite, un grand nombre.
Il ne faisait pas connaître ceux avec qui il traitait, mais, afin de convaincre son ami, il lui proposait de l’emmener à Paris pour le faire assister à la première livraison.
Les sages conseils qui lui furent donnés ne purent avoir raison de son enthousiasme.
Car c’est avec un réel enthousiasme, en effet, qu’il s’était lancé dans cette affaire ; par quelques précisions nouvelles, M. Seznec nous le rappelait hier encore.
Il avait tout d’abord reçu directement de Charly une première lettre, puis il avait fait remarquer à M. Seznec que l’enveloppe portait sur l’un de ses angles l’indication : « Chambre de commerce américaine de Paris ». Cela avait été imprimé à l’encre bleue à l’aide d’un cachet de caoutchouc.
— Quand tu recevras, recommandait-il, des lettres portant cette indication, tu me les remettras, car ce courrier-là me sera adressé chez toi.
Et par deux fois, M. Quéméneur vint à Morlaix recevoir des lettres du même genre.
— Les livraisons que nous devions faire, poursuit M. Seznec, comportaient des camions U.S.A. et des Cadillac. Il était entendu qu’un cautionnement de 10.000 francs devait être versé au moment de passer le marché. A cet effet, M. Quéméneur devait être présenté par Charly à l’un des personnages importants de l’affaire.
« Le marché dont il s’agissait comprenait cent véhicules, dont les dix premiers devaient être livrés le 2 juin. C’est pourquoi M. Quéméneur s’était empressé d’écrire à de nombreux garagistes de Nantes et de bien d’autres villes pour demander des voitures américaines.
« Le 22 mai, je m’étais rendu avec lui à Brest, pour, de là, gagner Lesneven, où nous devions acheter une Cadillac. Après avoir essayé la voiture, nous avons prié le vendeur de nous la réserver avant tout autre.
« Ce jour-là, j’ai remis à M. Quéméneur, pour liquider un compte, 4.000 dollars en or ; je crains qu’il ne les ait emportés à Paris.
« Il avait tellement confiance qu’il voulait adresser immédiatement par courrier le cautionnement de 10.000 francs. Je parvins à l’en empêcher, comme je réussis aussi à le convaincre qu’il était imprudent d’aller chez son beau-frère, à Pont-l’Abbé, prendre les fonds nécessaires à la première opération. Il consentit donc, sur mes instances, à se les faire adresser à Paris, en un chèque. »
M. Seznec ne sait pas comment le disparu est entré en relations avec Charly. Il croit que jamais il ne l’avait vu avant ce voyage, qui se termina de si mystérieuse façon.
Quelle fut cette conversation téléphonique ?
Donc, quant à présent, la personnalité de ce Charly demeure impénétrable. Mais sait-on seulement si M. Quéméneur l’a rencontré et en quel lieu ?
Lorsque le conseiller général avait quitté M. Seznec devant la gare de Dreux, où il espérait avoir un train, il lui avait dit :
— Efforce-toi de gagner Paris si la chose est possible. Tu me trouveras à l’hôtel de Normandie, près de la gare Saint-Lazare, où je vais descendre.
Or, en cet hôtel on n’a pas reçu le conseiller général. Le fait a été vérifié par M. Seznec lui-même, qu’une affaire appelait à Paris dans le courant de ce mois.
D’autre part, on se demande comment, le 26 mai, une personne inconnue a pu se présenter au bureau de poste du boulevard Malesherbes pour demander au guichet de la poste restante si un pli chargé n’était pas arrivé à l’adresse de M. Quéméneur. En effet, qui donc avait connu à Paris l’envoi du chèque et par quel moyen ?
M. Seznec nous déclare qu’il croit que le 24 mai, alors qu’il l’attendait à Rennes, M. Quéméneur avait téléphoné à Charly. Il le croit, car tandis qu’ils reprenaient la route, son compagnon lui fournit sur l’affaire des renseignements nouveaux, des précisions qu’il n’avait pu jusqu’alors apporter.
Cette conversation téléphonique succédant à la demande d’envoi du chèque aurait-elle été fatale à M. Quéméneur ?
C’est ce qu’il importe de rechercher.
Ajoutons que la sœur du disparu, Mlle Quéméneur, de Landerneau, et son beau-frère, M. Pouliquen, notaire à Pont-l’Abbé, se sont rendus à Paris où la valise retrouvée au Havre leur sera présentée.
Hier soir, également, M. Seznec était invité par la brigade mobile à se rendre d’urgence à Paris pour y être entendu par M. Vidal, commissaire à la sûreté générale2.
L’AFFAIRE QUÉMÉNEUR
L’enquête de la sûreté générale
Quéméneur était au Havre le 13 juin
Paris, 27. — La Sûreté générale a procédé à l’examen du carnet de dépenses de M. Quéméneur.
Cet examen semble indiquer que son séjour à Paris a été de courte durée. Une inscription est restée indéchiffrable jusqu’à présent. Elle commence par le mot « voyage ».
Un voyage reste donc à déterminer et doit se placer entre l’arrivée de Quéméneur au Havre et le 13 courant.
Par ailleurs, contrairement à la première hypothèse, l’examen du télégramme saisi au Havre et expédié à la famille Quéméneur paraît démontrer qu’il a été rédigé par Quéméneur lui-même. Ce dernier était donc encore vivant le 13.
Au sujet de la découverte de la valise, on a remarqué que celle-ci avait des éraflures nombreuses, des traces de boue et de sang. La serrure a été forcée.
Le linge ne présente aucune trace d’humidité. Par contre, divers papiers et un carnet auraient été immergés.
Dans le portefeuille, on constate même des traces de sable de mer.
D’après l’enquête, Quéméneur aurait été assassiné soit le 13 ou le 20.
On s’explique assez difficilement si l’on situe la date du crime dans la journée du 13, que l’assassin ait imprudemment conservé par devers lui un bagage compromettant pendant sept jours, c’est-à-dire jusqu’au 20.
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1. J’ai supprimé un tiret cadratin placé par erreur après ce mot dans la source.
2. Cet article en première page se termine par une section datée du Havre le 25 et intitulée « Du sang sur la valise », identique à la section « Du sang sur la valise du disparu » parue dans Le Matin du 26 juin 1923.
DIX-HUIT JOURS APRÈS SA DISPARITION
M. QUEMENEUR ÉTAIT ENCORE VIVANT
Le Matin, 27 juin 1923, pages 1 à 3.
On ne sait pas où le conseiller général
logea à Paris le soir de son arrivée, le 25 mai
Si la disparition de M. Pierre Quemeneur, conseiller général du Finistère, reste toujours aussi mystérieuse, un grand pas, cependant, vient d’être fait par l’enquête, à savoir qu’il semble bien que le 13 juin, c’est-à-dire dix-huit jours après avoir quitté à Dreux M. Sezenec, qui est celui qui le vit et put donner pour la dernière fois de ses nouvelles, M. Quemeneur était encore vivant.
Contrairement aux hypothèses envisagées par sa famille, il semblerait maintenant que le télégramme envoyé ce 13 juin, du Havre, à Mlle Quemeneur, à Landerneau, aurait bien été expédié par le conseiller général du Finistère.
Les inscriptions d’un carnet de dépenses
Par ailleurs, les inscriptions portées sur le carnet de comptes du disparu, et, notamment, celle ainsi libellée et qui est la dernière de ce carnet :
13 juin 23. — Déjeuner, 8 fr. 75
paraissent bien également avoir été écrites par M. Quemeneur.
A l’égard de ce carnet de comptes, il convient de remarquer en outre que, seule cette dernière dépense pour un déjeuner modeste porte une indication de date — celle, précisément de cette journée du 13 juin à partir de laquelle l’ombre et le silence allaient surgir définitivement, autour de M. Quemeneur.
Mais, si M. Quemeneur était encore vivant le 13 juin, que fit-il depuis le moment où, le 24 mai1, il quitta à Dreux M. Sezenec ? Si sur son carnet de comptes, on relève, écrites au crayon, maintes autres dépenses, telle, par exemple, celle de 127 francs de frais divers (sic) à Paris, puis de 31 fr. 75 pour billet Paris-Le Havre (c’est le prix d’un billet simple de 2e classe), nulle date ne précède ces inscriptions. Après celle relative à ce billet Paris-Le Havre, et immédiatement avant celle relative au déjeuner du 13 juin, une ligne presque entièrement effacée par l’eau commence par ces mots : « Voyage à M... ». Mais les lettres suivant cette initiale M sont illisibles.
Ces divers papiers, ainsi que le texte original du télégramme adressé à Mlle Quemeneur, ont été rapportés hier à Paris par l’inspecteur de la Sûreté générale qui était allé enquêter au Havre, et ont été confiés aux services de l’identité judiciaire, à la préfecture de police. Il en a été de même de la valise retrouvée le 20 juin à la gare du Havre, et qui contenait ces papiers. Cette valise, de la forme carrée, plate, dite mallette porte-habits, et en simili-cuir, est de qualité très ordinaire. Sur l’un de ses côtés et sur une partie de son couvercle, on remarque des taches plus sombres que le reste de l’enveloppe. Taches d’humidité ou taches de sang ? Seule une expertise ultérieure pourra nous fixer sur ce point.
A l’hôtel de Normandie
Les diverses enquêtes menées jusqu’ici à Paris n’ont point permis d’y retrouver la trace de M. Quemeneur. De même, on ignore toujours quel est le personnage américain, du nom de Scherdly, avec qui, avant de quitter Landerneau, le conseiller général du Finistère avait annoncé qu’il devait traiter à Paris d’importantes affaires.
— Nous n’avons jamais eu ici de client de ce nom. Le 12 juin dernier, nous avons reçu de Landerneau une lettre d’une demoiselle Quemeneur qui nous écrivait en substance : « Je suis sans nouvelles de mon frère qui devait descendre à votre hôtel le 24, 25 ou 26 mai. Il y avait donné rendez-vous à diverses personnes le 26 mai. Nous savons que ces personnes s’y sont présentées et ne l’y ont
point rencontré. Je vous serais donc très obligée de me dire si vous l’avez vu... » Nous n’avons pu que répondre à Mlle Quemeneur que nous n’avions jamais vu son frère et que nous ne le connaissions point.
Et on se demande, aujourd’hui, quelles raisons avaient déterminé M. Quemeneur à donner comme adresse à Paris cet hôtel de Normandie où il n’était jamais allé et où il ne vint jamais.
LA DISPARITION DE M. QUEMENEUR
Notre enquête à Landerneau
Un récit de M. Sezenec
[DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL]
BREST, 26 juin. — Par téléphone. — Naturellement, la disparition inexpliquée de M. Quemeneur, conseiller général du Finistère, fait beaucoup de bruit à Landerneau où il résidait en la villa Ker-Abri. La sœur et le beau-frère de M. Quemeneur, notaire à Pont-Labbé, sont partis pour Le Havre, dans l’espoir de recueillir quelques nouveaux indices.
Le mystérieux Américain
Je me suis longuement entretenu avec M. Sezenec, le marchand de bois qui, dans son automobile, emmena M. Quemeneur de Rennes à Dreux.
Voici ce qu’il m’a déclaré :
— M. Quemeneur est un ami de vieille date. Il y a quelques mois, il m’a rendu un signalé service. Condamné à payer une somme importante, il me manquait 15.000 francs qu’il m’a prêtés, en échange d’une garantie que je lui donnai sur ma voiture torpédo 36 chevaux.
Il y a deux mois environ. M. Quemeneur était entré en correspondance, comment ? je ne l’ai jamais su, avec un mystérieux personnage, un Américain, qui lui offrit une affaire superbe, l’achat d’autos de marque à céder au gouvernement russe par l’intermédiaire du même personnage qui proposait l’affaire !
Ces propositions intéressèrent très vivement M. Quemeneur qui décida de m’y associer. Je fus chargé de recevoir les lettres que l’Américain envoyait à M. Quemeneur. Deux me parvinrent. Elles portaient l’en-tête de la chambre de commerce américaine, 36, rue Taitbout, à Paris, étaient signées d’un nom commençant par Scher... et se terminant par un « y », quelque chose comme Scherzy, Scherky, etc.
Je remis ces missives sans les décacheter à M. Quemeneur qui m’en lut certains passages. Ils avaient trait au commerce des automobiles et contenaient les conditions offertes. Etant donné sa qualité de conseiller général, M. Quemeneur décida d’accepter l’affaire en participation avec moi. Il fournissait les capitaux, mais c’est sous mon nom que devaient être faites les transactions. La première voiture qui devait être vendue était la mienne, que nous devions conduire à Paris le 24 mai, où l’Américain l’attendait.
Le 22 mai, je me rendis à Landerneau chez M. Quemeneur, puis tous deux nous partîmes à Lesneven où une autre Cadillac était offerte en vente, pour laquelle M. Quemeneur se fit donner une option, après avoir constaté la bonne marche de la voiture. Avant, nous nous étions arrêtés Brest. M. Quemeneur s’était présenté à la Société bretonne de crédit pour solliciter une avance de 100.000 francs représentant les capitaux dont il avait besoin pour le payement immédiat des premières autos achetées. Cette avance lui fut refusée. C’est alors qu’il décida d’avoir recours à son beau-frère auquel par téléphone il demanda de lui expédier un chèque barré sur la Société générale d’une somme de 60.000 francs et adressé à son nom au bureau de poste 3, boulevard Malesherbes.
Profitant de ce que je me rendais à Brest, j’avais eu soin d’emporter dans une petite boîte, où je les tenais cachés depuis fort longtemps, 4.000 dollars-or que je comptais échanger à la banque. Je les offris sous certaines garanties à mon ami Quemeneur.
Ayant accepté mon offre, Quemeneur emporta la boîte contenant mes dollars, puis nous rentrâmes chacun chez nous, lui à Landerneau, et moi à Morlaix.
Le lendemain, 23 mai, je fus à Landerneau chercher ma voiture. Je la ramenai à Morlaix, et le 24 mai, à 10 h. 30, je quittai cette ville en automobile pour me rendre à Paris. A Rennes, comme convenu, je rejoignis M. Quemeneur. Le 25 mai, nous quittions Rennes pour Paris.
A Dreux, au centre de la ville, une panne de carburateur nous retint jusqu’à 20 heures. Un mécanicien, M. Hodey, 33, rue d’Horfeuil, vint nous dépanner, mais la voiture n’avançait que difficilement, au point qu’à 5 ou 6 kilomètres de la ville, Quemeneur renonça à gagner la capitale en auto. Il la ramena à la gare de Dreux où il me quitta, disant :
— Si tu crois que la voiture soit invendable, tu m’attendras demain il la porte de Versailles où je viendrai te prendre. Quant à moi, je file à Paris par le train, parce que j’ai rendez-vous demain matin, avenue du Maine avec l’Américain.
Je continuai mon voyage sur Paris mais à 15 ou 16 kilomètres au delà de Dreux, mes chambres à air crevèrent à nouveau. N’ayant pas de phares, je dus attendre sur le bord de la route, assis dans ma voiture, le lever du jour pour effectuer la réparation. Je gagnai Millemont. Je passai la journée à l’hôtel et, auprès avoir réparé et renonçant à aller à Paris, je gagnai un hôtel où je passai la nuit. Le lendemain, je me mis en route pour Morlaix. J’eus à Dreux une nouvelle panne de carburateur. Le même mécanicien dut me remorquer jusque chez lui et réparer ma voiture. Le soir, je couchai à Pré-en-Pail.
Je repartis le 27 à 8 heures. J’eus encore différentes pannes à Mayenne, à Rennes, ce qui me retarda tellement que je n’arrivai à Morlaix que le 28.
M. Sezenec convoqué à Paris
M. Sezenec a été prié, hier soir, par la Sûreté générale, de venir d’urgence à Paris pour y être entendu sur les circonstances du voyage en automobile qu’il accomplit en compagnie de M. Quemeneur.
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1. En réalité le 25 mai.
AUTRES ARTICLES
La Croix, page 5.
La Dépêche de Brest (supra)
L’Écho d’Alger, page 2.
Excelsior, page 5.
Le Figaro, page 3.
Le Gaulois, pages 2 et 3.
L’Homme Libre, page 3.
L’Humanité, page 2.
L’Intransigeant, page 3.
Le Journal, pages 1 et 3.
Journal des Débats, page 3.
La Lanterne, page 3.
Le Matin (supra)
L’Ouest-Éclair, pages 1 et 3.
Le Petit Journal, pages 1 et 3.
Le Petit Parisien, pages 1 et 3.
Le Populaire, pages 1 et 5.
La Presse, page 1.
Le Radical, page 3.
Le Rappel, page 3.
Le Temps, page 4.
1 commentaire:
L'article du Matin du 27 Juin 23 nous donne une indication intéressante : la mention d'un voyage à M....Cette ligne a été effacée par l'eau. Et justement je cherchais un indice pour prouver un retour à Morlaix depuis Dreux. Voyage à M... pourrait être voyage à Morlaix, les autres indications ayant été inscrites dans les interlignes (Dreux-Paris, Paris-Le Havre) par le faussaire.
Fragile indice , mais qui plaiderait plutôt pour un ultime voyage à Morlaix et donc pour la version d'un décès dans la salle à manger des Seznec...
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