LES DEMANDES AU BUREAU DE POSTE NUMÉRO 3
I. L’enquête de Jean Pouliquen
Le 4 juin 1923, Jean Pouliquen télégraphie à la Société générale à Paris pour demander si le chèque de 60.000 francs qu’il a envoyé dans l’après-midi du 25 mai à Pierre Quéméner a été touché. Le lendemain, la banque lui répond négativement et prend note de son opposition (qu’il avait certainement formulée dans son télégramme pour le cas où le chèque n’aurait pas encore été présenté). Rappelons que Quéméner ne lui avait demandé de lui avancer cette somme que pour quelques jours et qu’il ne s’agissait en aucun cas du remboursement du prêt que Quéméner avait consenti à Pouliquen pour ouvrir son étude de notaire (ce remboursement ne pouvant se faire sans un préavis de trois mois selon leur accord). De plus, Pouliquen avait précisé à Quéméner qu’il ne pourrait pas disposer très longtemps de cette somme. Sans nouvelles de son beau-frère depuis plus d’une semaine, Pouliquen s’est donc trouvé contraint de faire opposition au chèque. Il télégraphie ensuite au bureau de poste numéro 3 à Paris pour demander si la lettre chargée contenant ce chèque a été retirée. La poste lui répond qu’elle est toujours en instance et il fait également opposition sur sa remise.
Le 12 juin, Jean Pouliquen et Louis Quéméner, accompagnés du détective privé Delangle (qui exerce alors en même temps le métier d’agent immobilier et prétend être un ancien inspecteur de police), commencent une enquête à Paris sur les traces de Pierre Quéméner. Pour présenter le passage de ces trois hommes au bureau de poste du boulevard Malesherbes, je commence par citer l’exposé de Jean Pouliquen, bien qu’il ait été écrit plusieurs mois plus tard, car il contient des détails intéressants et uniques :
Arrivés à Paris le 12 juin au matin, nous commençâmes immédiatement nos recherches, accompagnés d’un agent de renseignements. Nous allâmes tout d’abord boulevard Malesherbes à la recherche de l’Américain Sherdy. Comme je m’y attendais, il était inconnu aux numéros indiqués par Seznec, mais je ne fus pas peu étonné de me trouver au numéro 6 de cette rue devant le bureau de poste numéro 3. J’entrais immédiatement et je demandais s’il y avait un chargement au nom de M. Quemeneur. L’employé me répondit affirmativement et me demanda si j’avais sur moi des pièces d’identité. Je lui fis savoir que c’était moi l’expéditeur du chargement et non le destinataire ; je le priais à l’avenir de ne délivrer le chargement à personne et lui demandais s’il n’avait pas été réclamé. L’employé me fit savoir que la lettre avait été réclamée, mais comme il n’était pas de service ce jour-là il me pria de passer l’après-midi et je pourrais voir son collègue qui se trouvait au guichet quand le pli chargé fut réclamé et qui pourrait me renseigner plus utilement.
L’employé du matin suit la procédure habituelle : il vérifie dans le casier de la poste restante s’il y a un courrier au nom mentionné, puis il demande au client de présenter une pièce d’identité avant de le lui remettre. Charles-Victor Hervé (Justice pour Seznec, 1933, page 48), suivi par Denis Seznec (Nous, les Seznec, page 128 dans l’édition de 2009), affirme que le préposé de la poste doit s’assurer de l’identité du demandeur avant toute recherche, alors que le règlement (l’Instruction générale sur le service des postes) ne l’impose que pour la remise de l’objet (et uniquement à cause du chargement, car une carte de visite aurait été suffisante pour retirer un courrier ordinaire en poste restante). La véritable faute que pourrait avoir commise l’employé du matin du 12 juin serait de s’être apprêté à remettre ce pli chargé malgré l’opposition exprimée par Pouliquen sept jours plus tôt, mais il est vrai que l’on ignore si le notaire l’a faite dans les règles ou s’est contenté d’un télégramme. Pouliquen réitère alors cette opposition (informellement, semble-t-il). Comme la lettre est déjà à destination, je pense qu’il ne lui est plus possible de faire pour cet envoi une demande de retrait du service en tant qu’expéditeur ; s’il n’est pas trop tard, il doit présenter le bulletin de dépôt et justifier de son identité, puis le préposé, avant de lui remettre le pli, ouvrira l’enveloppe pour vérifier que la signature sur la lettre qu’elle contient correspond à celle du réclamant. Mais, hors cas d’opposition, Pouliquen (comme tout autre homme à peu près du même âge que Quéméner) a également la possibilité de se faire délivrer ce pli chargé en présentant une pièce d’identité au nom de Pierre Quéméner, comme sa carte électorale, par exemple (dont les conditions de validité pour la remise au guichet des plis chargés sont exprimées dans le Bulletin mensuel des postes et télégraphes de mai 1908).
Pouliquen demande ensuite si le courrier a déjà été réclamé. Le préposé répond affirmativement. Probablement grâce à un registre, il est en mesure de déterminer le nom de l’employé concerné et la date de cette demande, mais il ne précise pas cette date à Pouliquen, dont le récit continue ainsi :
Je revins en effet l’après-midi et après avoir consulté un petit calendrier, l’employé me fit savoir que le chargement avait été réclamé par deux fois le samedi. Je lui fis remarquer que le samedi 26 [mai] la lettre n’était pas encore arrivée et qu’en effet il n’avait pas pu la délivrer ce jour-là. L’employé me laissa dire. Mais depuis, quand il a connu la gravité du témoignage qui lui était demandé, cet employé s’est rétracté formellement et a affirmé que c’est le samedi 2 juin que le chèque lui avait été demandé et que c’est par inadvertance qu’il a répondu à la personne qui s’était présentée que le chèque n’était pas arrivé.
On remarque que, selon ce texte, l’employé de l’après-midi ne parle que d’un samedi, et c’est Jean Pouliquen lui-même qui prononce la date du 26 mai, probablement parce qu’il suppose que le samedi dont parle l’employé est le premier qui a suivi son envoi. En réalité, ce préposé, qui s’appelle Alfred Bégué, peut avoir donné la date du 26 mai, mais il ne semble pas s’être appuyé pour cela sur un registre ; il n’a apparemment utilisé que sa mémoire, qui lui disait que c’était un samedi, et un petit calendrier pour situer ce samedi, choisissant celui qui était le plus proche de la date d’envoi. Comme Pouliquen n’est arrivé à la poste le 25 mai qu’après le départ du courrier de Paris, il sait qu’il est impossible que son envoi soit parvenu au bureau de poste du boulevard Malesherbes dès le lendemain. Il accepte donc cette date comme celle de la première réclamation du pli chargé, car le samedi suivant, logiquement, on aurait pu remettre ce pli au demandeur.
Le lendemain de sa petite enquête parisienne, le 13 juin, Jean Pouliquen résume ces faits dans la lettre qu’il adresse à Louis Marlier, directeur de la Sûreté générale, pour signaler la disparition inquiétante de son beau-frère et demander que des recherches soient effectuées :
Avant son départ pour Paris mon beau-frère m’avait prié de lui adresser à Paris Poste Restante n° 3 un chèque de soixante mille francs sur la Société Générale. Je lui ai adressé sous pli chargé ce chèque à l’adresse indiquée et d’après renseignements pris à la poste-même, ce chargement a bien été demandé dans la journée du 26 mai, alors qu’il n’était pas encore arrivé, n’ayant quitté Quimper [que] ce jour-même. Depuis, le chargement n’a plus été réclamé et mon beau-frère, qui semblait cependant en avoir un besoin urgent pour traiter son affaire, n’est plus revenu à la poste restante, où le chargement est toujours en instance.
Ces derniers mots nous montrent qu’au moment où il écrit, Pouliquen pense que c’est Quéméner qui s’est présenté au bureau de poste numéro 3 par deux fois dans la journée du 26 mai. Quéméner était en droit d’espérer trouver le courrier ce jour-là, car il ignorait le retard pris dans l’envoi de ce chèque, dû à l’arrivée tardive de sa demande télégraphiée de Rennes le 24 mai au soir. Ce qui étonne Pouliquen, c’est que son beau-frère, ayant un besoin urgent de cette somme, ne soit pas revenu à la poste dès le lendemain, ou plutôt le surlendemain, un lundi. Il semble donc situer la disparition de Pierre Quéméner entre le samedi 26 et le lundi 28 juin.
On peut cependant penser que Quéméner, dès la première réponse négative, aurait téléphoné ou télégraphié à Pouliquen, et ne serait pas revenu misérablement quelques heures plus tard pour faire une seconde demande, parfaitement inutile dans la même journée.
Cette lettre de Jean Pouliquen est jointe le 21 juin à la demande d’ouverture d’une information judiciaire faite à René Guilmard, procureur de la République de Brest, par Fernand Etlicher, contrôleur général des services de recherches judiciaires à la direction de la Sûreté générale, dans laquelle on peut lire :
Le 26 mai, une personne se présentait au bureau de poste N° 3, Boulevard Malesherbes, à Paris, et demandait au guichet de la Poste Restante si un pli chargé n’était pas arrivé à l’adresse de M. QUEMENEUR Pierre, négociant à LANDERNEAU. Sur la réponse négative de l’employée, cette personne, qui n’a pu être encore identifiée, se retire et ne s’est plus représentée depuis.
Je dois d’abord préciser que ma transcription de ce texte dactylographié a été faite à partir d’une copie dont la faible qualité ne m’a pas permis de déterminer si la dernière lettre du mot « employée » n’a pas été barrée ensuite en la recouvrant par un « x ». Quoi qu’il en soit, l’emploi du féminin est une erreur, car un seul préposé de la poste a été concerné directement par les demandes : Alfred Bégué.
Comme la suite de ce document l’indique, l’enquête commencée immédiatement par la Sûreté générale a été rapidement interrompue par la famille, qui venait de recevoir un télégramme rassurant du Havre. Elle n’a repris qu’après la réception par Fernand Etlicher, les 16 et 18 juin, de lettres envoyées par Jenny Quéméner et Jean Pouliquen exprimant des doutes sur l’authenticité du télégramme du Havre. Une enquête a alors été effectuée dans cette ville, pour y rechercher la trace du passage de Pierre Quéméner.
L’imprécision avec laquelle le contrôleur général décrit les demandes à la poste (parlant d’une employée et d’un seul passage) indique, selon moi, que le 21 juin aucune enquête n’a encore été réalisée par la police au bureau de poste du boulevard Malesherbes, et qu’Etlicher ne doit ses informations à ce sujet qu’au contenu de la lettre de Pouliquen, qui ne précise pas le sexe du préposé et ne mentionne pas le second passage du demandeur dans la même journée.
Philippe Lamour, dans sa plaidoirie du 5 octobre 1932, verra dans cette lettre de Fernand Etlicher une confirmation de la date du 26 mai, donnant sa cote dans le dossier (7 bis), mais ne la citant pas. L’année suivante, Charles-Victor Hervé en publiera entre guillemets un extrait inexact (page 48). Claude Bal en donnera une version différente et tout aussi incorrecte (Seznec était innocent, 1955, page 11). Denis Seznec (page 128) dira avoir découvert ce document en 1979 ; cependant, bizarrement, il reproduira la citation erronée de Claude Bal, suivie de la cote donnée par Philippe Lamour, n’étant visiblement pas en possession d’une copie de ce texte au moment de la rédaction de son ouvrage.
II. Le 26 mai dans la presse
Le 24 juin 1923, la presse commence à parler de la disparition de Pierre Quéméner. Dès le lendemain, les journaux racontent que, le 26 mai, un inconnu a tenté en vain de se faire remettre le chèque envoyé par maître Pouliquen.
Le correspondant particulier du Matin à Brest, qui tient visiblement ses informations du parquet de cette ville, se distingue de ses confrères le 26 juin en précisant que ce passage au bureau de poste a eu lieu le matin :
Il est établi dès maintenant que dans la matinée du 26 mai, jour où le conseiller général du Finistère avait ces rendez-vous à Paris, quelqu’un se présenta au bureau de poste du boulevard Malesherbes et demanda au guichet de la poste restante si un pli chargé n’était pas arrivé à l’adresse de M. Pierre Quemeneur. Mais ce pli n’était pas encore arrivé et ne put, en conséquence, être délivré.
Ce paragraphe reprend exactement les informations contenues dans la lettre envoyée par Fernand Etlicher au procureur de la République de Brest, mais y ajoute le détail de la matinée. Cette interprétation peut avoir été faite par analogie avec le rendez-vous que Pierre Quéméner, selon Guillaume Seznec, avait ce jour-là, à 8 heures du matin, avec un courtier américain.
Le lendemain, 27 juin, un article de L’Ouest-Éclair, daté de Paris, reprend le détail de la matinée, mais le journaliste se trompe de jour :
Quelqu’un s’est bien présenté le 25 au matin au bureau de postes du boulevard Malesherbes pour retirer une lettre contenant par chèque des fonds réclamés à M. Pouliquen, notaire, mais, autant que l’employé du guichet de la poste restante peut s’en souvenir, l’homme en question ne répond pas au signalement de M. Quéméneur. La lettre n’était pas arrivée. Le réclamant se retira et n’a pas reparu. Et depuis, la lettre arrivée reste en souffrance jusqu’à l’enquête.
Cette fois, il semble bien que la Sûreté générale soit allée interroger Alfred Bégué et lui ait présenté une photographie de Pierre Quéméner. Cependant, cet article ne mentionne qu’un seul passage à la poste et il peut mêler des informations puisées à diverses sources, y compris dans les articles des autres journaux.
Le 29 juin, Le Matin reproduit sous forme de dialogue l’audition, la veille, de Guillaume Seznec par le commissaire Vidal. On peut lire cet échange :
— Ainsi, demanda M. Vidal, vous n’êtes donc point venu du tout samedi 26 mai à Paris où vous attendait M. Quemeneur ?
— Je vous l’affirme, répondit M. Sezenec. L’enquête de vos services prouvera que toute la matinée du samedi j’étais à Millemont, et que, par conséquent, ainsi que, je le sais, certains en ont émis l’hypothèse, ce n’est pas moi qui me suis présenté au bureau de poste du boulevard Malesherbes ce matin-là pour y réclamer le pli chargé destiné à M. Quemeneur.
Vidal lui demande s’il est venu à Paris le samedi, et Seznec répond qu’il n’a pas pu s’y rendre le matin comme certains l’ont supposé. Cependant, ayant quitté La Queue-lez-Yvelines vers 13 heures et n’étant parvenu à Dreux, 30 kilomètres plus loin, que vers 16 ou 17 heures, il lui était possible de se rendre à Paris dans l’intervalle, et peut-être même d’y rester environ une heure. Dans ses différentes déclarations, Seznec a placé plus tôt son passage à Dreux le 26 mai, pour une raison évidente : il ne souhaitait pas avoir à expliquer comment un trajet aussi court sans incident pouvait lui avoir pris trois ou quatre heures.
Seznec prétend donc tenir un alibi indiscutable pour le passage à la poste le 26 mai à un moment de la journée qui n’est attesté que dans la presse. Le Matin ajoute qu’il dit avoir passé la journée du 1er juin à Paris et ne pas avoir bougé de Morlaix depuis. Il sera démontré plus tard que Seznec ment sur ces deux points.
En réalité, Guillaume Seznec a déclaré le 26 juin au commissaire Cunat et le 28 juin au commissaire Vidal que c’est la journée du 2 juin qu’il a passée à Paris (Dominique Inchauspé, L’Erreur judiciaire, 2010, pages 178 et 179, et Bernez Rouz, L’Affaire Quéméneur-Seznec, 2006, page 89). Mais il changera de version et s’accrochera par la suite pendant quelque temps à la date du 1er juin.
Le Matin du 30 juin accepte l’alibi de Seznec tel qu’il l’a présenté lui-même :
Il est donc bien évident que ce ne put être lui qui, dans la matinée du samedi 26 mai, vint réclamer au bureau de poste du boulevard Malesherbes, le chèque de 60.000 francs expédié par M. Pouliguen à M. Quemeneur.
Si ce n’était point M. Quemeneur en personne, quel pouvait être alors ce mystérieux réclamant ?
Ce même 30 juin, le juge Binet de Brest émet un mandat d’arrêt contre Guillaume Seznec, en raison de la tournure prise la veille par la reconstitution dans la région de Dreux. La seconde journée de cette reconstitution est encore plus accablante pour Seznec. Les policiers sont désormais persuadés qu’il est impliqué dans la disparition de Quéméner. Cependant, ils ne pensent pas qu’il ait pu se rendre au bureau de poste du boulevard Malesherbes le 26 mai. Puisque l’homme qui s’est présenté ce jour-là, selon le préposé, n’était pas non plus Quéméner, on recherche d’éventuels complices : Bror Oskar Scherdin et un Morlaisien, qui pourraient également s’être rendus au Havre les 13 et 20 juin.
III. Le 2 juin dans la presse
Le 1er juillet 1923, toute la presse annonce l’arrestation de Guillaume Seznec. Dans l’article du Matin, on peut lire :
La Sûreté générale, poursuivant ses recherches autour du mystérieux personnage qui, dans la matinée du samedi 26 mai, se serait présenté au bureau de poste du boulevard Malesherbes pour y réclamer le pli destiné à M. Quemeneur, a établi un fait nouveau d’une importance capitale.
Ce n’est pas ce jour du 26 mai que ce personnage se serait présenté, mais bien le samedi suivant, 2 juin. Une nouvelle déclaration de l’employé du guichet des plis chargés du bureau de poste du boulevard Malesherbes a été reçue hier par la Sûreté générale. Cet employé, à la suite de nouvelles recherches dans sa mémoire et dans les détails de son service, a pu faire cette rectification avec une précision absolue. Et l’on comprend la gravité de cette déclaration si l’on se souvient que Sezenec était à Paris le 1er juin, et qu’il dit en être parti le soir même. N’en serait-il pas plutôt parti le lendemain, et ne serait-ce pas lui qui serait venu à ce bureau réclamer le chèque de 60.000 francs destiné à la victime ?
Cette hypothèse qui, maintenant, paraît la plus vraisemblable, ferait donc écarter celle de complicités possibles, et, à moins de découvertes nouvelles, on se trouverait en présence d’un crime d’isolé, entièrement machiné et exécuté par Sezenec.
L’Ouest-Éclair du même jour rend également compte de cette rectification sur sa page de nouvelles de dernière heure, dans un article daté de Paris le 30 juin :
Une déposition importante a été enregistrée dans la journée, celle de l’employé du bureau de poste du boulevard Malesherbes où s’est présenté un inconnu venant toucher un chèque à l’adresse de M. Quémeneur.
Cet employé a déclaré que c’est le 2 juin, non le 26 mai, comme il l’avait dit par erreur, que cette personne s’était présentée.
Il lui fut répondu par négligence que le chèque n’était pas encore arrivé alors qu’il était au bureau depuis plusieurs jours.
L’alibi par lequel M. Seznec a voulu établir que le 26 mai il ne pouvait être à Paris devient donc inopérant.
Ajoutons qu’il a toujours reconnu être venu à Paris le 1er juin.
Le lendemain, 2 juillet, L’Ouest-Éclair publie, cette fois en première page :
La Sûreté a signalé à M. le Juge d’instruction de Brest l’intérêt qu’il y aurait à vérifier si Seznec était à Morlaix dans la journée du 2 juin.
Voici pourquoi je vous ai télégraphié que l’employé de la poste restante du boulevard Malesherbes certifiait maintenant que c’est le 2 juin qu’un individu disant être M. Quémeneur s’était présenté à son guichet pour réclamer le pli contenant les 60.000 francs de M. Pouliquen. Or, Seznec était, de son aveu, à Paris le 1er juin. En est-il reparti le soir comme il le prétend ? Sinon, il y a bien des raisons pour que ce soit lui qui se soit présenté au bureau de poste parisien.
En réalité le pli était arrivé le 2 juin, mais, par une chance inouïe pour M. Pouliquen, l’employé regarda son paquet de lettres avec une attention insuffisante et répondit qu’il n’avait rien.
Le visiteur n’insista pas et ne revint pas. Seznec ne pouvait en effet s’éterniser à Paris.
Il est clair que si le visiteur avait été M. Quémeneur, il serait revenu et, qu’en attendant, il aurait manifesté à M. Pouliquen sa surprise de ce que son télégramme de demande de fonds soit resté sans réponse.
Quand on l’avait interrogé pour la première fois, l’employé du boulevard Malesherbes avait cité la date du 26 mai parce que, en effet, à cette date le pli Pouliquen n’était pas arrivé. Mais en apprenant par les journaux les conséquences qu’on tirait de la fausse date qu’il avait donnée pour éviter d’être pris en défaut, il se décida à révéler la vraie.
Le brave garçon s’est fait [s]oigneusement laver la tête par ses chefs.
Cet article ne fait pas état de deux passages dans la même journée, mais nous savons qu’il y en a eu deux. La répétition de cette négligence par Alfred Bégué peut sembler difficile à accepter ; cependant, il est fort possible qu’il ne se soit pas même donné la peine de vérifier le casier de la poste restante la seconde fois, et qu’il ait simplement répondu au réclamant qu’aucun courrier n’avait été reçu depuis sa première visite et qu’il fallait repasser le surlendemain, lundi.
Le journaliste émet ici la même réflexion que j’exprimais plus haut : dans la même situation, Quéméner serait revenu, mais surtout il aurait immédiatement téléphoné ou télégraphié à Pouliquen. Ceux qui supposent qu’il l’a fait et que Pouliquen n’en a jamais parlé diffament cruellement la mémoire du notaire, car avoir tu un tel fait aurait été tout simplement criminel. Je crois, pour ma part, à l’entière probité de Jean Pouliquen dans cette affaire.
Dans Le Matin de ce même 2 juillet, on trouve ces déclarations de Guillaume Seznec, faites la veille à la Sûreté générale :
Je maintiens que je n’ai passé à Paris, quelques jours plus tard, que la seule journée du 1er juin, et que je suis rentré à Morlaix le soir de ce même jour.
Ce n’est donc pas moi qui, le lendemain matin, 2 juin, ainsi que vous me l’avez dit hier, ait pu venir me présenter au bureau de poste du boulevard Malesherbes pour y réclamer une lettre au nom de M. Quemeneur.
On ignore si c’est Seznec ou le journaliste du Matin qui tient absolument à ce que le passage à la poste ait eu lieu dans la matinée. Ce qui est certain, par contre, c’est que Seznec renie ses dépositions des 26 et 28 juin et confirme ce que les journaux lui faisaient dire ces derniers jours : il était à Paris le 1er juin et à Morlaix le 2 juin. Il tient là un nouvel alibi, qu’il s’agira de prouver.
Par chance pour lui, maître Gautier, l’avocat non inscrit qu’il a consulté en coup de vent à l’occasion de ce voyage à Paris, ne se souvient pas exactement de la date de sa visite. L’Ouest-Éclair du 3 juillet indique que « Me Gautier croit bien se souvenir que cette visite eut lieu le premier juin. » Le même article dit également :
Toujours dans la certitude que Seznec n’a pas eu de complice, les recherches de la police tendent à acquérir la preuve qu’il n’est pas reparti pour Morlaix le premier juin au soir et que c’est lui qui s’est présenté au bureau de poste du boulevard Malesherbes, le 2 juin au matin, pour tâcher de mettre la main sur les 60.000 francs de M. Pouliquen.
À ce moment de l’enquête, les policiers ont déjà écarté les deux présumés complices, Scherdin et un Morlaisien qu’ils n’avaient pas nommé, et pensent que Seznec était à Paris le 2 juin et au Havre les 13 et 20 juin. Malgré les dépositions de Seznec des 26 et 28 juin, qui les confortent sur le premier point, ils doivent à présent démontrer que Seznec n’était pas à Morlaix le 2 juin comme il le prétend désormais.
Pour solidifier son alibi, Guillaume Seznec va recevoir le soutien de sa femme Marie-Jeanne, comme on peut le lire dans Le Petit Parisien du 8 juillet :
Brest, 7 juillet (dép. Petit Parisien.)
On sait qu’assez récemment on a émis cette hypothèse que Seznec qui, d’après ses propres dires, était à Paris le 1er juin, y était probablement resté jusqu’au 2 et s’était présenté ce jour-là au bureau de poste du boulevard Malesherbes pour y retirer le chèque de 60.000 francs expédié par M. Pouliquen à son beau-frère M. Quémeneur, sur la demande de ce dernier.
Mme Seznec, qui défend toujours fort énergiquement son mari, affirme que cette hypothèse est fausse. Seznec, nous dit-elle, a bien quitté Morlaix le 31 mai pour aller consulter un avocat, Me Gauthier, rue Vivienne, à Paris, mais il était de retour le 2 juin au matin et procéda au règlement de la solde de son personnel. Si cette assertion est exacte, et M. Vidal ne manquera certes pas de la vérifier, il faudrait alors admettre ou que Seznec avait un complice, la personne qui, d’après le personnel du bureau de poste, s’y présenta le 2 juin pour réclamer le pli chargé expédié à M. Quémeneur ; ou que le personnel de ce bureau a fait erreur sur la date.
IV. Le témoignage de madame Prigent
Le 10 juillet 1923, le juge d’instruction de Morlaix, Émile Campion, qui sait depuis six jours qu’il va être saisi de l’affaire Quéméner, reçoit le dossier de Brest dans la matinée, en prend rapidement connaissance et demande à ce que Seznec soit transféré à Morlaix.
Deux jours plus tard, il reçoit un témoignage spontané qui va, non seulement détruire l’alibi de Seznec pour la journée du 2 juin, mais prouver qu’il était à Paris ce jour-là, comme on peut le lire dans Le Matin du 13 juillet :
MORLAIX, 12 juillet. — Par téléphone. — Les mailles du filet tendu par la police autour de Seznec se resserrent très dangereusement pour celui-ci, et bientôt l’accumulation des charges relevées contre lui sera telle que vraiment, quelle que soit son habileté, le marchand de bois de Morlaix sera dans l’impossibilité de nier son évidente culpabilité.
Aujourd’hui, un témoignage des plus importants fut recueilli par le juge. Spontanément, Mme Prigeant, débitante de vin et épicière à Morlaix, vint déclarer au juge d’instruction que Seznec était présent à Paris le 2 juin.
On voit l’importance de cette affirmation : le 2 juin dans la matinée — M. Quemeneur ayant disparu depuis sept jours — un individu, qui n’était pas le conseiller général mais dont l’identité n’a pu être établie, se présentait au bureau de poste du boulevard Malesherbes pour réclamer le pli chargé contenant le chèque de 60.000 francs que M. Quemeneur s’était fait expédier à Paris par son beau-frère, le notaire du Pouliguen [sic]. Pour la police, ce mystérieux inconnu ne pouvait être que Seznec. Vainement, elle tenta de l’établir. Les résultats de son enquête, les quelques témoins qui furent alors entendus, notamment un des ouvriers du marchand de bois (il affirma que le 2 juin en fin de journée son patron avait fait lui-même la paye de son personnel), avaient démontré à la police que peut-être elle faisait fausse route, et sans entamer la conviction qu’elle avait de la culpabilité du marchand de bois lui faisaient cependant admettre que celui-ci pouvait avoir eu un complice.
Voici dans quels termes Mme Prigeant, en sortant du cabinet du juge d’instruction, m’a fait le récit de sa rencontre.
— Après avoir passé quelques jours à Paris, je m’étais rendue, le samedi 2 juin, à la gare Montparnasse pour prendre le train du soir pour Morlaix. Mon gendre vint avec moi jusqu’au wagon de 3e classe, où je pris place et dans lequel il monta lui-même, afin de placer mes bagages dans le filet. En procédant à cette opération, il s’aperçut que la plupart des places étaient louées et il me fit cette remarque : « Vous ne voyagerez pas seule jusqu’à Morlaix. » Quand il m’eut quitté[e], un homme grand, mince et sec et dont le visage m’apparut couvert de cicatrices, m’interpella :
— Vous allez à Morlaix ?
— Oui.
— J’y vais aussi.
Et, bien que je ne lui aie posé aucune question, le voyageur crut devoir me faire connaître qu’il était originaire de Morlaix.
— C’est moi, me dit-il, le successeur de Castel, le marchand de bois de Traorn-Ar-Velin (on désigne ainsi le lieu où est située, au croisement des routes de Carhaix et de Landivisiau, l’usine de Seznec).
Notre conversation s’arrêta là et, durant le reste du trajet, le voyageur dormit profondément une partie de la nuit. Il descendit en même temps que moi en gare de Morlaix. J’ignorais que ce fût Seznec, ne le connaissant pas. Tout à l’heure, on m’a montré la photographie de Seznec ; c’est bien lui avec qui j’ai fait route. Aucun doute n’est possible.
Mme Seznec a nié bien entendu le voyage de son mari. Cependant, sa bonne, Angèle, interrogée au début de l’enquête par les journalistes, reconnut que son patron s’était bien rendu à Paris le 2 juin.
L’envoyé spécial à Morlaix du Petit Journal émet quelques doutes, dans l’édition du même jour, sur l’identification du compagnon de voyage de madame Prigent, parce qu’il ne comprend pas qu’il n’existe aucune ambiguïté concernant le successeur de Castel, mais il donne des détails sur le témoignage d’Angèle Labigou, qui anéantit innocemment l’alibi de son patron :
Morlaix, 12 Juillet. ‐ Dans Morlaix où l’affaire Quemeneur commence à troubler quelque peu les esprits, un bruit se répandait ce matin, comme une traînée de poudre. Le juge d’instruction venait, disait-on, de recueillir une déposition accablante pour Seznec : il a entendu une personne qui, dans la nuit du 2 au 3 juin, est venue de Paris à Morlaix, dans le même train que Seznec. Ainsi présentée, la nouvelle était évidemment d’importance. On se souvient en effet que c’est le 2 juin que quelqu’un se présenta au bureau de poste du boulevard Malesherbes pour réclamer le chèque envoyé par le notaire Pouliquen, beau-frère de M. Quemeneur.
La police croit que le mystérieux individu est Seznec. Or, Seznec affirme que le 2 juin, il effectua lui-même la paye de ses ouvriers à Morlaix. La déposition d’une personne assurant que le 2 au soir, elle avait vu Seznec à la gare Montparnasse était donc la preuve que Seznec avait menti.
Quoique le plus grand mystère ait été fait autour de ce témoin capital, je ne tardai pas à savoir qu’il s’agissait d’une dame Prigent tenant un débit de vin-épicerie place Cornic à Morlaix. Cette personne était allée, la veille, faire spontanément sa déposition au commissaire local, M. Joseph, qui avait aussitôt prévenu le juge d’instruction, lequel avait convoqué et entendu d’urgence Mme Prigent.
Je me suis aussitôt rendu chez l’épicière, une brave vieille en bonnet qui me dit :
— C’est le 2 juin, j’en suis certaine, que j’ai rencontré Seznec dans un wagon de troisième classe du train qui[t]tant Paris à vingt heures dix. J’ai échangé quelques mots avec cet homme qui m’a dit qu’il était de Morlaix et où il avait pris la suite de M. Castel.
— Que faisait ce M. Castel ?
— C’était l’ancien propriétaire de la scierie.
— L’homme avec qui vous avez parlé avait-il une valise ?
— Non, juste une petite boîte dans laquelle il avait mis son pain et son vin.
— Où est-il descendu ?
— À Morlaix avec moi !
— Et vous êtes certaine que ce ne pouvait être que Seznec ?
— Je crois bien !
— Le connaissiez-vous avant de le rencontrer dans le train ?
— Non.
— Avez-vous remarqué les brûlures qu’il avait à la face ?
— Non, je l’ai si peu regardé !
Et voilà à quoi se bornent les déclarations de ce témoin que le juge a de nouveau entendu cet après-midi.
Si, comme on vient de s’en rendre compte, le témoignage de Mme Prigent est extrêmement fragile, il est un autre témoin encore inconnu de la justice dont les paroles sont redoutables pour Seznec. Ce témoin n’est autre qu’Angèle Labigou, la domestique des époux Seznec.
Tout dernièrement, en effet, cette femme, causant avec un familier de la maison, lui dit :
— Si je ne puis préciser la date du retour de M. Seznec, lorsqu’il revint de Paris où il était allé voir un avocat, par contre je me souviens très bien du jour : c’était un dimanche matin. Ce qui m’amena à lui demander pourquoi il n’était pas resté le dimanche à Paris.
— Qu’y serais-je donc resté faire, me répondit-il, je connais suffisamment la capitale. Je n’aurais pu qu’y dépenser de l’argent. »
Et la brave femme, qui est très attachée à ses maîtres, disait cela persuadée qu’elle donnait une preuve de l’innocence de son patron, sans songer que, ce dimanche, le premier du mois, était justement le 3 juin. Donc, le 2, Seznec était à Paris. Angèle Labigou va être incessamment entendue à ce sujet par M. Campion, juge d’instruction.
Le Journal du lendemain, 14 juillet, rapporte que la date du voyage de madame Prigent est prouvée de façon certaine par son gendre, monsieur Lautrou (dont le nom est un peu écorché dans l’article, ce qui est une habitude dans cette affaire) :
[Le commissaire Vidal] a entendu M. Lantrou, gendre de cette Mme Prigent, dont la déposition, que nous avons rapportée hier, est accablante pour Seznec.
Or, M. Lantrou confirme les dires de sa belle-mère. Celle-ci se trouvait bien à Paris le 2 juin et en est partie le soir de ce jour-là. À l’appui de sa déclaration, M. Lantrou a montré au commissaire une lettre de Mme Prigent, datée de Morlaix le 3 juin et dans laquelle elle informe ses enfants qu’elle est arrivée le matin même à Morlaix en excellente santé.
Si, maintenant, la rencontre en wagon de Mme Prigent et de Seznec est démontrée, on voit le parti qu’en pourra tirer l’accusation.
Le 20 juillet 1923, Guillaume Seznec doit être interrogé par le juge Campion pour la première fois. Il a choisi pour le défendre maîtres de Moro-Giafferri, de Paris, et Feuillard, de Brest. Le premier compte envoyer son secrétaire, maître Kahn, pour le remplacer, mais celui-ci ne viendra pas. Le second rend visite à Seznec en prison le 19 juillet pour lui dire qu’il lui est impossible de se rendre à Morlaix plusieurs fois par semaine et lui conseiller de prendre un avocat morlaisien. Le Petit Parisien du 20 juillet donne un aperçu de leur entrevue :
Seznec a protesté véhémentement, auprès de Me Feillard, de son innocence. Il a ajouté en pleurant :
— Oui, je suis allé à Paris le 2 juin, mais je n’ai pas fait le voyage du Havre.
On se souvient que c’est le 2 juin qu’un inconnu se présenta au bureau de poste du boulevard Matesherbes pour retirer la lettre chargée contenant un chèque de 60.000 francs et adressée à M. Quémeneur par son beau-frère.
Il a donc fallu près de trois semaines à Seznec pour admettre qu’il était à Paris le 2 juin, comme il l’avait dit au début. Que pouvait-il bien avoir à cacher ? Pourquoi n’a-t-il changé de version qu’après avoir eu connaissance de la nouvelle date du passage à la poste donnée par Alfred Bégué ? Pourquoi Marie-Jeanne Seznec a-t-elle jugé bon de faire un faux témoignage et, apparemment, d’en susciter un second, si son mari n’avait rien à se reprocher ? Seznec pouvait avoir été à Paris ce jour-là sans avoir tenté de s’emparer du chèque envoyé par Pouliquen. Le fait qu’il se soit cru obligé de mentir pour rendre impossible son passage à la poste le 2 juin n’est-il pas compromettant ?
V. Le dossier et les affabulations
Voici comment Denis Langlois raconte très honnêtement la confrontation, le 28 juin 1923, dans le bureau du commissaire Vidal, entre Alfred Bégué et Guillaume Seznec (Pour en finir avec l’Affaire Seznec, 2014, page 33) :
Mis en présence de Seznec, Bégué ne le reconnaît pas comme étant la personne venue demander la lettre. Il explique que le bureau de poste est très fréquenté le samedi et qu’en plus, lui-même est myope.
— Pour ces raisons, je ne peux être affirmatif et il m’est impossible de vous dire si cet homme est venu réclamer le courrier de M. Quémeneur. Je ne peux dire ni oui ni non.
Denis Seznec, qui a beaucoup d’imagination (mais emprunte également souvent celle de ses prédécesseurs, Maurice Privat, Philippe Lamour, Charles-Victor Hervé et Claude Bal), nous raconte (page 129) que Bégué a d’abord dit, en voyant Seznec : « Non, ce n’était pas ce monsieur », puis que, sous la pression des policiers, ce « garçon très jeune, intimidé » (qui a pourtant trente ans, selon Denis Langlois) a commencé à hésiter, et que c’est l’infâme inspecteur Bonny qui a rédigé la phrase citée par Denis Langlois, extraite de la déposition de Bégué, qui serait donc en contradiction avec les déclarations du commis de poste, mais que celui-ci a pourtant signée. Reconstituer une scène de manière romancée, avec des dialogues fictifs, pour insinuer qu’une pièce du dossier doit être comprise à l’inverse de ce qu’elle dit est un procédé malhonnête et ne saurait convaincre.
Début février 1924, on présente une photographie de Guillaume Seznec aux deux préposés qui étaient assis auprès d’Alfred Bégué le jour où un inconnu s’est présenté à lui, par deux fois, pour demander un courrier au nom de Pierre Quéméner ; ils ne le reconnaissent pas (Dominique Inchauspé, page 197). Ils ne disent pas non plus que ce n’était pas lui. Cette vérification est malheureusement très tardive ; n’ayant pas été concernés directement par les demandes, ils ne pouvaient guère, huit mois après les faits, être plus affirmatifs que leur collègue, qui lui-même n’avait pas prêté beaucoup d’attention à la physionomie du visiteur.
On peut lire dans l’acte d’accusation rédigé par Gustave Guillot, procureur général de Rennes, en date du 13 août 1924 :
Or, précisément par deux fois dans l’après-midi du 2 juin, un inconnu se présente à ce bureau pour retirer le pli qui le contenait, en se donnant comme QUEMENER. Un hasard heureux voulut que le commis BEGUE, alors de service, répondît à tort que ce pli n’était pas arrivé, et le chèque demeuré en instance ne fut jamais encaissé.
Nous avons là, enfin, la confirmation que les deux passages de cet inconnu ont eu lieu dans l’après-midi. Alfred Bégué est le seul employé du bureau de poste du boulevard Malesherbes que la police a interrogé en juin 1923. Il a été concerné par les deux demandes et il travaillait l’après-midi.
Le 1er novembre 1924, Bégué témoigne au procès de Guillaume Seznec à Quimper. La presse s’intéresse peu à lui, les incartades d’Angèle Labigou avant la suspension d’audience étant beaucoup plus amusantes à restituer. Le Petit Journal du 2 novembre nous rapporte :
M. Bègue, employé de la poste restante du boulevard Malesherbes, rappelle ensuite dans quelles circonstances, le 2 juin 1923, un inconnu se présenta à deux reprises à son guichet pour y réclamer le pli recommandé adressé par M. Pouliquen, notaire, à son beau-frère M. Quemeneur.
Le Petit Parisien nous en dit davantage :
M. Bègue est le commis des postes du bureau du boulevard Malesherbes à qui l’on est venu réclamer, le 2 juin, la lettre poste restante qui contenait le chèque de 60.000 fr. envoyé par Me Pouliquen à son beau-frère Quémeneur.
Le président. — Reconnaissez-vous Seznec pour la personne qui s’est présentée à votre guichet ?
— Non. Je ne me rappelle d’ailleurs pas du tout ce client-là. Il en passe tant au bureau.
On peut comprendre que, dix-sept mois après, Bégué ne se souvienne pas mieux du visiteur qu’il ne s’en souvenait après quelques semaines. Le contraire serait suspect. L’Excelsior fait un récit similaire, mais massacre le nom du pauvre jeune homme (l’intention était probablement d’écrire « Béguet ») :
M. Begnet, commis des postes à Paris, à qui un inconnu a réclamé, au bureau de poste du boulevard Malesherbes, le pli recommandé contenant le chèque, ne reconnaît pas Seznec.
— Cet inconnu n’ayant pas autrement insisté, je n’ai guère eu le temps de le dévisager.
Devant tant d’hésitation à dire au président Dollin du Fresnel : « Non, ce n’était pas ce monsieur », on ne peut que supposer, quand on voit des complots partout, qu’Alfred Bégué est toujours à ce moment-là sous l’emprise du redoutable inspecteur stagiaire Pierre Bonny, qui non seulement lui aurait imposé des phrases de son cru dans sa déposition du 28 juin 1923, mais lui aurait également dicté ce qu’il devait dire au procès.
Les auteurs des requêtes en révision rejetées en 1996 et en 2006 ont effrontément affirmé puis répété que le témoignage d’Alfred Bégué attestait de la présence à Paris de Pierre Quéméner le 26 mai 1923. La Cour de révision a dû leur rappeler chaque fois (une seule fois aurait dû suffire à leur sagacité) que Bégué n’avait reconnu sur photographie ni Guillaume Seznec, ni Pierre Quéméner, et qu’il avait situé cet épisode au 2 juin.
Je rappelle également, même s’il ne s’agit pas là d’une preuve, que L’Ouest-Éclair du 27 juin 1923 écrivait : « autant que l’employé du guichet de la poste restante peut s’en souvenir, l’homme en question ne répond pas au signalement de M. Quéméneur. » Le journaliste pouvait avoir rencontré Bégué, ou tenait cette information d’un policier qui l’avait interrogé informellement, puisque la déposition du préposé n’avait pas encore été enregistrée. Si nous avons un « ni oui ni non » pour Seznec, cet article nous donne un « non » concernant Quéméner. Ajoutons que Quéméner ne serait pas revenu faire une pitoyable deuxième réclamation dans la même journée, mais aurait demandé immédiatement des explications à Pouliquen. De plus, nous ignorons comment Quéméner aurait pu se rendre à Paris ce jour-là et, dans tous les cas, son silence après le 26 mai et son désintérêt total pour le chèque de 60.000 francs dont il avait un besoin urgent embarrasse grandement ceux qui tiennent à ce qu’il se soit rendu au Havre le 13 juin (il existe encore de ces doux rêveurs).
Le 5 octobre 1932 devant le tribunal de Rennes, maître Philippe Lamour plaide en faveur de Charles-Victor Hervé et de l’hebdomadaire La Province, dans le cadre d’un procès en diffamation intenté par Jean Pouliquen et Louis Quéméner, à la suite d’articles publiés dans ce journal. Dans sa plaidoirie brillante, mais chargée d’effets de manche et de démonstrations fallacieuses, Lamour ne fait que reprendre les arguments de ses clients. Dans la préface de la version publiée de ce texte, La Province écrit : « Cette plaidoirie est l’expression totale de la thèse de La Province, qui s’y rallie entièrement et sans réserves », et Lamour dit lui-même vers la fin de son discours : « je n’ai été que leur interprète maladroit mais aussi fidèle que possible. » Il ne faut donc pas voir dans ce texte autre chose que la vérité partiale des clients de maître Lamour. Surtout, malgré ses références continuelles aux pièces du dossier, Lamour inclut dans sa documentation les travaux de Maurice Privat et de Charles-Victor Hervé, sans en discuter les conclusions. Il n’a pas refait leur travail d’enquêteurs amateurs et prend à l’occasion pour argent content les inexactitudes, les erreurs et les thèses absurdes colportées par ces deux auteurs. Philippe Lamour en vient donc à « officialiser » dans sa plaidoirie les heures de passage de l’inconnu au bureau des postes du boulevard Malesherbes, 10 heures et 14 heures, que je n’ai retrouvées nulle part ailleurs auparavant et qui sont en contradiction avec l’acte d’accusation. Lamour n’est pas un juge et n’est pas tenu de déterminer l’exactitude des faits ; il est en charge de convaincre le tribunal de l’innocence de ses clients du délit de diffamation, en suivant la ligne qu’ils lui ont fixée. Il est probablement sincère dans sa démarche, mais le procès dans le cadre duquel il s’exprime n’est pas le procès Seznec, et il ne lui appartient pas de démontrer l’innocence de Guillaume Seznec du meurtre de Pierre Quéméner. Il cherche simplement à prouver la bonne foi de ses clients, et il va échouer.
Les apologistes de Seznec reprendront tous en chœur les heures des passages de l’inconnu au bureau de poste numéro 3 données par Lamour (qu’il doit probablement à l’imagination de Privat ou d’Hervé, peut-être par analogie avec les passages de Pouliquen dans ce même bureau de poste, le matin et l’après-midi du 12 juin 1923), parce qu’il leur sera très facile de démontrer ensuite que, le 26 mai, Seznec était dans l’impossibilité totale de se trouver à Paris à 10 heures du matin. Mais, quand on s’en tient aux éléments du dossier, l’inconnu s’est présenté par deux fois au bureau de poste du boulevard Malesherbes dans l’après-midi du 2 juin 1923, ce n’était pas Pierre Quéméner (pour de multiples raisons) et c’était peut-être Guillaume Seznec, qui se trouvait à Paris ce jour-là, était l’une des rares personnes à connaître l’existence de ce chèque et avait de bonnes raisons de vouloir s’en emparer.
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6 commentaires:
Bonjour à vous…
Vous semblez avoir identifié le fameux "Delangle" qui aurait accompagné Jean Pouliquen et Pierre Quemeneur à Paris…
Alors, ça, c'est très fortiche…
Vous pouvez nous en dire plus ???
Cher Marc,
Je me permets de recopier (in Langlois, L'Affaire Seznec, p60) le témoignage d'Alfred Bégué.
"C'est bien moi qui ai reçu au guichet de la poste restante la personne qui est venue me demander s'il y avait de la correspondance pour Monsieur Quemeneur. Sur ma réponse négative, cette personne a ajouté : "Et en recommandé ?".
J'ai fait remarquer que s'il y avait un recommandé ou chargé, il y aurait une fiche dans la case correspondante au destinataire. Cela se passait le samedi 2 juin dans l'après-midi. Je ne saurais préciser l'heure, j'étais de service de 12h à 19h. Le même jour, deux heures après environ, la même personne s'est représentée et m'a fait la même demande. Je lui ai répondu qu'il n'y avait rien d'arrivé".
Cela confirme totalement, au passage, ce que vous nous disiez quant au contrôle d'identité : il n'est réalisé qu'au moment de la remise du document, pas à celui de la demande.
On sait qu'il y avait au moins deux autres guichets ouverts ce jour là. Les deux collègues de M. Bégué ont été entendus. M. Bégué nous déclare être au guichet de la poste restante, qui n'est pas forcément celui des recommandés, sinon pourquoi apporterait-il cette précision ?
La règle semble être de placer une contremarque dans les casiers de la poste restante pour indiquer la présence d'un recommandé ou d'une lettre chargée. M. Bégué ne déclare à aucun moment avoir regardé parmi les lettres, il a simplement regardé le casier et n'y a rien trouvé, il ne pouvait y voir la lettre puisque, et le règlement que vous avez le confirmera, les lettres chargées sont gardées à part.
Considérons maintenant la venue de Me Pouliquen : il déclare avoir demandé s'il y avait une lettre chargée au nom de Quéméneur. Il n'est donc pas certain qu'il se soit adressé au guichet de la poste restante, et il est probable que c'est à celui des recommandés qu'il a fait la demande.
Supposons maintenant que ce soit Pierre Quéméneur qui se soit présenté au bureau de poste du boulevard Malesherbes, le 26 mai donc.
Cette hypothèse appelle de ma part deux observations :
- Quéméneur est semble-t-il pressé, on le voit nettement dans les jours précédents. Pourquoi dans ce cas attendre l'après-midi et ne pas se présenter à la poste le matin ?
- Quéméneur a explicitement demandé à Me Pouliquen de lui envoyer le chèque en recommandé. Pourquoi aurait-il alors demandé de vérifier les envois simples et n'aurait-il demandé qu'ensuite s'il y avait un recommandé ?
Chère Liliane, je vais rassembler ce que j'ai sur Delangle dans un petit billet. D'autres pourront peut-être compléter. En travaillant sur ce billet-ci, j'ai également consacré pas mal de temps à la mini-biographie de Fernand Etlicher, à partir d'une notice existante, dont j'ai vérifié les informations et que j'ai étendue :
https://affaire-quemener-seznec.blogspot.com/2017/01/etlicher-fernand.html
Je pense que vous avez vu que maître Langlois a commencé à publier une transcription de la longue note de Seznec de septembre 1924.
Chère S, je ne crois pas qu'il y avait un guichet pour les recommandés, car si ces courriers n'étaient pas adressés en poste restante, ils devaient être remis directement aux destinataires. Évidemment, quand le facteur ne trouve pas le destinataire, le pli recommandé retourne au bureau de poste, et devient en quelque sorte un pli en poste restante, mais recommandé, donc similaire au pli chargé envoyé par Pouliquen.
Concernant la fiche, j'ai cherché partout, mais je n'ai pas retrouvé ce que j'avais lu quelque part : il était dit que Bégué avait oublié de faire une fiche pour le pli de Pouliquen. C'est la source de la négligence et la raison pour laquelle "le brave garçon s’est fait soigneusement laver la tête par ses chefs." Sans cette fiche, il était impossible à tout employé chargé de la poste restante de savoir qu'il y avait un objet chargé ou recommandé pour Quéméner en poste restante, à moins d'aller vérifier dans les différents casiers de recommandés.
Cher Marc,
Je n'ai pas non plus retrouvé d'élément disant que M. Bégué aurait été chargé de faire la fiche en question.
Que disent les règlements à ce propos ?
Un autre point, sur ce règlement de 1908 que vous évoquez. Aborde-t-il la notion de "lettre réclamée" et si oui comment ?
Que pensez-vous par ailleurs de mon opinion sur le comportement qu'aurait eu Pierre Quéméneur s'il était passé dans l'après-midi du 26 : pourquoi passer si tard ? pourquoi ne pas directement demander un recommandé ?
Pour les horaires de Seznec, j'avais plutôt dans l'idée qu'il partait à 13 heures et qu'après une panne à Dreux il n'en repartait que vers 16 ou 17 heures.
Avez-vous des éléments montrant qu'en fait il serait arrivé à Dreux à cette heure là ?
Chère S, j'avais, bien sûr, lu votre commentaire, mais je me suis trouvé débordé à ce moment-là pour répondre. Je vais essayer aujourd'hui.
Le règlement est l'Instruction générale sur le service des Postes. L'édition qui était valide à l'époque était certainement celle de 1915. Je n'ai malheureusement pu avoir accès qu'à celle de 1876, mais les choses avaient apparemment très peu changé dans l'intervalle. Quant au Bulletin mensuel des postes et télégraphes, il ne faisait qu'apporter (entre autres choses) des précisions concernant le règlement défini par l'Instruction. Comme certains agents refusaient la carte électorale et d'autres l'acceptaient pour la remise des plis chargés et recommandés, le Bulletin d'avril 1908 a défini les conditions exactes de validité de cette carte pour uniformiser les procédures.
L'article 666 de l'Instruction de 1876 parle bien de l'établissement des fiches de rappel : "Les chargements et les objets recommandés à distribuer au guichet, mis sous clef comme il est dit article 320, sont rappelés par des fiches qui reproduisent leur suscription et qui sont classées dans les casiers spéciaux affectés au dépôt des correspondances à délivrer au bureau..."
Logiquement, c'est Bégué, au guichet de la poste restante, qui était chargé d'établir ces fiches. Puisqu'il n'y avait pas de fiche pour le pli chargé de Pouliquen le 2 juin, quelqu'un avait fait une faute. Bégué a admis l'avoir faite. Ses chefs l'ont donc blâmé pour avoir contrevenu à l'article de l'Instruction que je viens de citer (qui portait peut-être un numéro différent dans l'Instruction de 1915, mais qui devait être identique).
Il était impossible d'écrire sur cette fiche "demande infructueuse le 2 juin 1923 à 14 heures", puisqu'elle n'existait pas. Et si elle existait, le courrier pouvait être remis (si le réclamant fournissait une pièce d'identité ou était connu du préposé). Il n'y a donc eu probablement aucune trace écrite de ces deux demandes, et Bégué n'a pu que consulter sa mémoire pour les situer. Quant aux "détails de son service" qui l'ont aidé à préciser son témoignage, il peut s'agir de la date à laquelle il aurait reçu un blâme.
Concernant un passage de Quéméner dans l'après-midi, il ne me semble pas qu'il soit rendu improbable par le fait que Quéméner était pressé, car il avait un rendez-vous à 8 heures, qui devait ensuite l'amener à rencontrer une personne plus importante, et cela pouvait déboucher sur un déjeuner d'affaires. De plus, il avait, selon sa sœur, environ 17.000 francs sur lui. S'il lui avait fallu absolument les 60.000 francs le samedi 26 mai au matin, il aurait donné l'adresse un peu plus tôt à Pouliquen, puisqu'il avait déjà obtenu son accord.
Je crois également qu'il serait allé directement au guichet de poste restante, car cela me semble être la procédure normale. C'est le préposé qui doit ensuite aller chercher le pli chargé.
Pour les déplacements de Seznec le 26 mai, il faut commencer par éliminer ce qu'il a dit à la presse et ses dépositions. Selon lui, il est parti de La Queue à 13 heures et est tombé en panne à Dreux à 15 heures. Mais les témoins de La Queue ne savent pas à quelle heure il est parti. C'était sûrement après midi, par contre, puisqu'il a mangé rapidement à l'heure du déjeuner. Quant à son arrivée à Dreux, elle est située à 17 heures par "Le Matin" du 1er août 1923 et 17 heures 30 par "Le Petit Parisien" du même jour, peut-être à partir du témoignage de Hodey. En tout cas, ces heures-là sont mal définies. Si on prend une fourchette large, avec une voiture qui fonctionne, il pouvait être au cœur de Paris entre 14 et 15 heures.
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