Samedi 30 juin 1923

29 juin 1923 | 1er juillet 1923
PRESSE  : Le Journal

ÉVÉNEMENTS

 Ayant reçu dans la nuit un télégramme de la Sûreté générale concernant les opérations à Dreux et à Houdan de la veille, le juge Binet émet dans la matinée un mandat d’arrêt contre Guillaume Seznec, l’inculpant d’assassinat et de faux, et demande à ce que les recherches sur Bror Oskar Scherdin se poursuivent. Il expédie le mandat d’arrêt à Paris et télégraphie au parquet de Dreux pour que le commissaire Vidal en soit informé. Il envoie également une commission rogatoire au procureur de la République de Morlaix pour qu’il perquisitionne le domicile de Seznec1.
 Vers 8 heures, M. Freund, juge de paix de Landerneau, se présente à la villa Ker-Abri pour demander des renseignements complémentaires à Jenny Quéméner, sur commission rogatoire du juge Binet2.
 Ayant passé la nuit à Dreux, Guillaume Seznec prend son petit déjeuner vers 8 heures dans un café, sous la surveillance de l’inspecteur Bonny. Puis il se lève, disant qu’il veut envoyer une carte postale à sa femme, mais Bonny lui demande d’attendre le commissaire Vidal. Seznec veut tout de même partir et Bonny, aidé par un collègue, le retient de force. Seznec proteste que, n’étant pas inculpé, il devrait être libre de ses mouvements. Il ne sera informé que dans la soirée du mandat d’arrêt lancé contre lui3.
 Pendant ce temps, le commissaire Vidal mène une rapide enquête à Dreux, interrogeant le garagiste Hodey en particulier4. Vers 11 heures, il retrouve Seznec au commissariat et l’interroge à nouveau dans le bureau du commissaire Baumelou5.
 Dans la matinée, un huissier de Brest reçoit un arrêt de saisie provenant de Rennes contre la scierie et le garage de Seznec à Morlaix et décide de procéder à cette saisie dans l’après-midi6.
 Vers 13 ou 14 heures, le commissaire Vidal, Guillaume Seznec et les inspecteurs Bonny, Tissier, Lacouloumère et Paillet déjeunent au restaurant Le Plat d’Étain à Houdan. Seznec ne mange que quelques fraises et un peu de crème7.
 Vers 14 heures 30, tandis que le juge Binet reste à Brest pour étudier le dossier, le procureur de la République et le commissaire François de Morlaix, le commissaire Cunat de Rennes, les inspecteurs Le Gall et Thomas et deux agents de police procèdent à la perquisition du domicile de Guillaume Seznec à Morlaix, en présence de Marie-Jeanne Seznec. La maison d’habitation et les ateliers sont fouillés. Des vêtements sont saisis  : un pantalon, un veston et un gilet en drap portant des traces de cambouis, un pantalon de toile bleue ayant été soigneusement lavé, un pardessus et un chapeau mou. On saisit également vingt-quatre balles de revolver (calibre 8 millimètres) et quatre balles de pistolet automatique (calibre 7,65 millimètres), ainsi qu’une automobile Ford portant la plaque d’une Sizaire-Naudin8.
 Dans la journée, des jounalistes du Matin et du Journal rencontrent Gerd Scherdin, qui affirme que son mari n’est pas en fuite et n’a rien à voir avec la disparition de Pierre Quéméner9.
 Vers 15 heures, les policiers et Seznec quittent Houdan en direction de Paris et s’arrêtent huit ou neuf kilomètres plus loin10 aux Quatre-Piliers, où Seznec pense qu’il a eu sa première panne après le dîner du 25 mai. L’inspecteur Lacouloumère découvre à cet endroit deux feuilles de papier tachées de cambouis, ainsi qu’un chiffon portant des traces semblables à des gouttes de sang, qu’il passe sous le nez de Seznec, sans obtenir de réaction de sa part11.
 Les voitures repartent, toujours en direction de Paris, puis s’arrêtent à nouveau trois kilomètres après La Queue-lez-Yvelines, au niveau du croisement avec un sentier, où Seznec, cette fois-ci formel, indique qu’il a eu sa seconde panne et a fait demi-tour le 26 mai au matin12.
 Le cortège revient ensuite à Houdan. Devant la gare de cette ville, Seznec dit que, le soir du 25 mai, la barrière était ouverte et que Pierre Quéméner est descendu là pour prendre le train. L’employé de chemin de fer Maurice Garnier le contredit alors, affirmant que la barrière était fermée, qu’une seule voiture est venue à la gare ce soir-là, qu’un homme ayant la même silhouette que Seznec en est descendu un instant pour demander la route de Paris et que la voiture est repartie par erreur à l’opposé, sur la route de Berchères, avant de revenir et de s’éloigner vers Paris13.
 Vers 17 heures, Fernand Stutzmann se présente à la Sûreté générale pour déclarer qu’il a été floué financièrement par Guillaume Seznec en 1913. Après sa déposition, il répète ses accusations aux journalistes présents devant le siège de la Sûreté générale14.
 Ayant quitté Houdan vers 17 heures 30, Guillaume Seznec arrive à Paris vers 18 heures 30 ou 19 heures sous escorte policière et se voit notifier son arrestation. On commence à établir sa fiche anthropométrique. Le commissaire Vidal, resté plus longtemps dans la région de Houdan, n’est de retour à son bureau de la rue des Saussaies que vers 20 heures15.
 Vers 19 heures, le commissaire Labouerie de Rennes rejoint les policiers et les magistrats au domicile de Seznec à Morlaix, et la perquisition se termine vers 20 heures 30. Marie-Jeanne Seznec parle ensuite aux journalistes, protestant de l’innocence de son mari16.

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1. Le Petit Journal et La Dépêche de Brest du 1er juillet 1923.
2. La Dépêche de Brest du 2 juillet 1923.
3. Le Journal et La Dépêche de Brest du 1er juillet 1923.
4. Le Petit Journal et Le Quotidien du 1er juillet 1923.
5. Le Quotidien du 1er juillet 1923.
6. Le Journal du 1er juillet 1923.
7. Le Journal et Le Quotidien du 1er juillet 1923.
8. Le Petit Journal du 1er juillet 1923, La Dépêche de Brest des 1er et 2 juillet 1923, et Bernez Rouz, pages 117, 118 et 185. Le calibre exact des balles de revolver était certainement de 0,32 pouce (7,94 millimètres). Leur association avec un revolver Hammerless dans La Dépêche de Brest du 2 juillet 1923 indique qu’il s’agissait probablement de cartouches américaines de type .32 S&W, aux douilles caractéristiques, courtes et larges, conçues pour le revolver Smith & Wesson Safety Hammerless, arme de défense facile à glisser dans une poche en raison de son chien interne et de son mécanisme de sûreté.
9. Le Matin et Le Journal du 1er juillet 1923.
10. Le Petit Journal et La Dépêche de Brest du 1er juillet 1923. Il s’agit certainement de l’endroit où la route de Millemont rejoint la route Dreux-Paris, lieu de la rencontre avec Pierre Dectot.
11. Le Journal du 1er juillet 1923.
12. Le Journal du 1er juillet 1923.
13. Le Journal et La Dépêche de Brest du 1er juillet 1923.
14. Le Petit Journal du 1er juillet 1923.
15. La Dépêche de Brest, Le Petit Journal et Le Quotidien du 1er juillet 1923.
16. La Dépêche de Brest et Le Petit Journal du 1er juillet 1923.

LA JUSTICE EST CONVAINCUE
QUE M. QUÉMENEUR A ÉTÉ ASSASSINÉ

Le Journal, 30 juin 1923, pages 1 et 3.

Elle a identifié le mystérieux Charly

[DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL]

 BREST, 29 juin. — Il n’est plus possible, maintenant, d’attribuer à une fugue la disparition de M. Quémeneur  ; la certitude d’un crime, aujourd’hui, est absolue  : le malheureux a été assassiné. Telles sont les graves paroles par lesquelles le juge d’instruction Binec1 a répondu à mes questions dès son retour de Landerneau, ce soir.
 Le parquet de Brest, en effet, s’était transporté ce matin à Landerneau pour perquisitionner à Ker-Abri, la demeure de M. Quémeneur. C’est précisément le résultat de cette perquisition et aussi, d’autre part, l’examen du dossier de l’affaire apporté de Paris par M. Maté2, inspecteur de la Sûreté générale, qui ont permis au juge Binec de conclure, sur des preuves qu’il juge certaines, à l’assassinat du conseiller général du Finistère.
 Le mystérieux Charly, jusqu’ici introuvable, est, paraît-il, lui-même identifié. Ce fait vous est peut-être déjà connu à Paris. Charly, qui se nomme en réalité Chardin3, est en fuite, mais on suit actuellement sa trace dans les pays Scandinaves.

 En outre, à côté de cet acteur principal, l’inspecteur aurait établi la complicité de plusieurs autres personnes. Depuis cet après-midi, notamment, une piste extrêmement intéressante est suivie, mais aucun nom ne peut encore être prononcé. Tout ce qu’il est permis de savoir, c’est qu’une des personnes suspectées habitait, tout récemment encore, Morlaix.
 La perquisition de Ker-Abri fut faite en présence de MM. Pouliguen et Quémeneur4, beau-frère et frère du disparu. Un désordre complet régnait dans la villa. S’il ne fut possible de retrouver ni comptabilité ni copie de lettres, du moins a-t-on saisi une volumineuse correspondance, et, pêle-mêle, de très nombreuses pièces relatives aux différentes affaires, dont s’occupait M. Quémeneur. Le coffre-fort, situé dans le bureau même de M. Quémeneur, ne contenait aucun argent et, bien entendu, aucune trace ne fut relevée des fameux 4,000 dollars-or que M. Sezenec affirme avoir versés à M. Quémeneur. La perquisition a eu, en outre, ce résultat excellent de permettre enfin au magistrat de confronter avec certitude la véritable écriture de M. Quémeneur d’une part avec les notes relevées sur le carnet trouvé dans la valise du Havre, d’autre part avec l’original du télégramme adressé de cette ville à Mlle Quémeneur5, et, enfin, avec le fameux acte sous-seing privé concernant la propriété de Taou-Nez, que M. Quémeneur aurait «  cédée  » à M. Sezenec, d’après les déclarations de ce dernier, en garantie d’un prêt de 4,000 dollars-or. Il est ressorti de cette confrontation d’écritures  :
 1° Que les notes du carnet sont d’une écriture nettement différente de celle de M. Quémeneur  ;
 2° Que la main qui traça ces notes est la même que celle qui écrivit l’original du télégramme adressé du Havre à Mlle Quémeneur  ;
 3° Que l’acte sous-seing privé est, lui aussi, un faux où il est aisé de reconnaître que la signature de M. Quémeneur est fort grossièrement imitée.
 Enfin, le juge d’instruction Binec, tout en gardant la réserve que doit observer un magistrat instructeur, a bien voulu néanmoins me déclarer qu’il avait relevé sur le carnet une phrase, composée exactement de trois mots, qui permet d’expliquer parfaitement toutes les obscurités qui entouraient jusqu’ici la disparition de M. Quémeneur6.
 «  Je ne puis vous en dire davantage, ajoute M. Binec, mais dans cette déclaration il est permis d’entrevoir enfin la solution de cette mystérieuse affaire et on peut affirmer, d’autre part, que les auteurs de l’assassinat de M. Quémeneur ou plus exactement, que celui qui écrivit ces trois mots sur le carnet signa littéralement sa propre dénonciation  !  »
 Demain, l’enquête, menée parallèlement par le parquet de Brest et par la brigade mobile de Rennes, continuera hors de Brest, et il me sera sans doute possible alors de vous nommer le troisième complice mystérieux qui, avec Charly-Chardin et Sezenec, se trouve intimement mêlé à la disparition tragique de M. Quémeneur.
 Enfin, le juge Binec a manifesté son intention de faire accompagner à Brest M. Sezenec, qu’il désire interroger lui-même. — HENRY BARBY.

L’ENQUÊTE JUDICIAIRE À DREUX
EMBARRASSE M. SEZENEC

 Si M. Sezenec a pu croire que ses longues explications satisferaient la justice et qu’il pourrait reprendre sans encombre pour Morlaix le chemin qu’il eut tant de difficultés à parcourir avec son ami Quémeneur, son illusion aura été de courte durée. En effet, dès hier matin, à 9 heures, M. Vidal le convoquait à son cabinet où, après avoir reçu de lui confirmation de certaines déclarations faites la veille, il le pria de le suivre... jusqu’à Dreux.
 C’est à Dreux, on s’en souvient, que M. Sezenec a prétendu s’être séparé de M. Quémeneur, en précisant même qu’il l’avait accompagné à la gare, après avoir tenté, mais en vain, de poursuivre en automobile le voyage sur Paris.
 Donc, à 10 heures, l’automobile de la Sûreté générale emportait vers les lieux si parfaitement décrits par M. Sezenec au cours de sa déposition, M. Sezenec lui-même, M. Vidal et deux inspecteurs. Ils filèrent directement sur Dreux, où ils arrivèrent deux heures après. Là M. Vidal pria M. Sezenec de lui indiquer le chemin de la gare, où il avait accompagné, avait-il dit, M. Quémeneur7.
 Quel ne fut pas son étonnement alors de voir M. Sezenec rester muet et embarrassé. M. Sezenec ignorait où se trouvait la gare de Dreux  ! De même pour l’hôtel où il déclarait avoir dîné en compagnie de M. Quémeneur, il a été incapable d’en indiquer l’adresse. M. Vidal n’insista pas.
 Mais alors, une question se pose. Où donc les deux voyageurs s’étaient-ils séparés, si ce n’était à Dreux  ?
 M. Sezenec avait dit, lors de sa première déclaration  : «  J’ai dû passer à Houdan, mais je ne m’en souviens pas.  » L’auto de la Sûreté générale roula sur Houdan. Ici, nouvel étonnement du magistrat enquêteur. Il retrouva la trace précise de MM. Sezenec et Quémeneur. Ils avaient dîné tous deux à Houdan, qui se trouve à vingt kilomètres de Dreux, à 9  h.  15 du soir. Et M. Sezenec prétendait ne pas s’en souvenir  !
 Est-ce dans cette localité que les deux hommes se sont quittés  ? Voilà ce qu’on peut difficilement affirmer. Aucun des trains se dirigeant8 sur Paris ne s’arrête à Houdan, et celui que pouvait prendre M. Quémeneur passe en gare de Dreux à 9  h.  45. Il faudrait donc admettre qu’en une demi-heure il aurait dîné et parcouru avec l’automobile de Sezenec — dont on se rappelle l’état défectueux — les vingt kilomètres qui séparent Houdan de Dreux. Une telle hypothèse se dément d’elle-même.
 Poursuivant ses vérifications, M. Vidal revint alors à Millemont, mais ici encore, impossible de retrouver les lieux où se produisit la panne dont a parlé M. Sézenec et qui l’obligea à passer la nuit dans sa voiture.
 Par contre, il est établi qu’il est arrivé en auto, mais seul cette fois, à la Queue-les-Yvelines, le samedi 26 mai, à 8 heures du matin. Il était très abattu  ; il remisa son auto dans la cour d’un hôtel et dormit sur la banquette de l’auto jusqu’à midi. À 2  heures, il repartait pour Morlaix.
 Le point obscur se place maintenant entre la station à Houdan et l’arrêt à la Queue-les-Yvelines. Qu’a fait M. Sezenec à ce moment  ? Qu’est devenu M. Quémeneur à cet endroit  ? Et placé en face de ces contradictions, quelle attitude va prendre M. Sezenec  ? Il est certain que tout cela est bien étrange et fait peser sur lui les plus graves présomptions.
 Un crime a-t-il été commis  ? La question se pose désormais plus que jamais. Sans doute sera-t-elle résolue aujourd’hui. Mais s’il y a eu guet-apens et crime et que M. Sezenec y soit mêlé, il faudra découvrir à celui-ci un complice  : la personne qui, le 26 mai au matin, s’est présentée à deux reprises au bureau de poste du boulevard Malesherbes, pour y toucher le chèque expédié de Pont-l’Abbé par M. Pouliguen  ; car il est actuellement démontré, nous l’avons dit plus haut, que ce jour-là, M. Sezenec se trouvait à la Queue-les-Yvelines. Est-ce, comme on le croit, le mystérieux Chardin dit «  Charly  »  ? C’est ce que l’enquête permettra d’établir avant peu.

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1. Ernest Binet.
2. Henri Mathey.
3. Bror Oskar Scherdin.
4. Jean Pouliquen et Louis Quéméner.
5. Jenny Quéméner.
6. Henry Barby indiquera dans Le Journal du 2 juillet 1923 que cette phrase ne comportait en fait que deux mots, «  Dépenses Quémeneur  », dont le deuxième était superflu, mais cette explication ne tient pas et je pense que le juge Binet faisait plutôt référence à l’indication de la prise de train à Dreux, l’erreur commise par Seznec dans son récit coïncidant avec cette inscription dans le carnet.
7. L’article en première page s’interrompt ici et reprend en troisième page, sous le titre «  Le mystère Quemeneur  » et le sous-titre «  La troublante enquête à Dreux  », que je n’ai pas reproduits.
8. Source  : «  ne se dirigeant  ».

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