Dimanche 10 juin 1923

Du 4 au 9 juin 1923 | 11 juin 1923
DOCUMENTS  : Récit de Pouliquen - Rapport de Fabrega

ÉVÉNEMENTS

 Vers 5 heures du matin, Jean Pouliquen et Louis Quéméner quittent Landerneau en voiture de location pour se rendre chez Guillaume Seznec.
 Quand ils arrivent à Morlaix vers 6 heures 30, Seznec est encore couché  ; sa bonne Angèle Labigou les fait patienter dans la salle à manger. Une demi-heure plus tard, Seznec et sa femme les y rejoignent. Pouliquen demande à Seznec un récit détaillé du voyage et des explications sur certains points qui lui semblent étranges.
 Pouliquen et Louis Quéméner rentrent ensuite à Landerneau. Après une discussion avec Jeanne Quéméner, ils décident d'aller demander une enquête discrète à la brigade de police mobile de Rennes. Seznec est prié par téléphone de se joindre à eux et il accepte.
 Pouliquen et Louis Quéméner prennent le train à Landerneau, Seznec monte à Morlaix et ils arrivent à Rennes le soir-même1.
 Vers 19 heures 50, ils se présentent à la brigade. L'inspecteur Léopold Fabrega leur dit que sans dépôt de plainte préalable, la police ne peut commencer à enquêter. Pouliquen veut effectuer des vérifications avant de déposer plainte et Seznec doit être à Saint-Brieuc le lendemain matin  ; il est donc décidé de rentrer dans la nuit.

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1. Il s'agit certainement du train de 14 heures 53 à Landerneau, arrêt à Morlaix à 15 heures 59, arrivée à Rennes à 19 heures 43.

RÉCIT DE JEAN POULIQUEN

Ma belle-sœur1 ayant prévenu Seznec de ma visite, j'eus peur qu'il ne s'absentât pour n'avoir pas à me répondre, et je quittais Landerneau le dimanche matin à quatre heures2 en automobile accompagné de Louis Quemeneur, mon beau-frère. Nous trouvâmes Seznec encore couché et la bonne, qui venait de se lever, nous fit entrer dans la salle à manger, où Seznec et sa femme [vinrent]3 nous rejoindre une demi-heure après.
 Je fis remarquer à Seznec combien un silence aussi prolongé me rendait inquiet sur le sort de M. Quemeneur et je l'invitais à me raconter en détail le but de leur voyage à Paris, où et comment il avait quitté mon beau-frère. Il me fit savoir que mon beau-frère et lui étaient allés à Paris pour traiter un marché d'automobiles Cadillac  ; que le gouvernement américain, voulant faire rentrer toutes les voitures de cette marque dans le but de ravitailler les soviets, avait chargé un de ses agents à Paris de s'occuper de cette affaire  ; que mon beau-frère avait été par son intermédiaire en relation avec cet agent qui leur avait promis moyennant une commission de deux mille francs par voiture la totalité de ce marché pour la France entière. Toutes les voitures en état de marche devaient être payées au prix uniforme de trente mille francs chacune. Les voitures devaient être livrées par série de cinq et la première livraison devait avoir lieu le 2 juin. Seznec devait parcourir la France entière pour rechercher ces voitures et mon beau-frère devait s'occuper uniquement de la livraison à Paris. Voilà ce que je tirais de Seznec sur l'affaire en question.
 La voiture Cadillac que Seznec avait déposée à Landerneau devait faire partie de la première livraison et c'est pourquoi elle avait été retirée du garage dès le 23 mai et ramenée par Seznec à Morlaix. En revenant de Brest le 22 mai, ils avaient passé par Lesneven où ils s'étaient assurés d'une autre voiture Cadillac.
 Le 24 mai, après avoir pris toutes leurs dispositions la veille, Seznec et mon beau-frère prenaient la direction de Paris. M. Quemeneur prenait à Landerneau l'express de neuf heures et descendait à Rennes à treize heures. Seznec, parti de Morlaix dans la matinée, n'arrivait à Rennes avec son automobile Cadillac qu'à sept heures du soir environ. Tous deux dînèrent et couchèrent à l'Hôtel Parisien en face de la gare après avoir remisé la voiture dans un garage voisin.
 Le lendemain matin 25 mai à cinq heures du matin, ils reprennent, ensemble cette fois et en automobile, la route de Paris. Ils auraient déjeuné au Mesle dans la Sarthe et seraient arrivés à Dreux vers seize heures après plusieurs pannes, dont la dernière à Dreux même. Ils auraient réparé chez un garagiste nommé Hodey, rue d'Orfeuil, pour ensuite essayer de regagner Paris. Mais au bout de quelques kilomètres, voyant que l'auto ne marchait pas et craignant de ne pouvoir atteindre Paris où M. Quemeneur, mon beau-frère, avait un rendez-vous urgent pour le lendemain matin huit heures dans une brasserie de l'avenue du Maine en face de la gare Montparnasse, ils résolurent de revenir à Dreux, où mon beau-frère prit le dernier train pour Paris. D'après les ordres de mon beau-frère, Seznec devait si possible reprendre la route de Paris et en cas d'impossibilité absolue retourner à Morlaix, puis revenir ensuite à Paris où il devait trouver mon beau-frère à l'Hôtel de Normandie près de la gare St-Lazare. Il reprit la route de Paris après avoir déposé M. Quemeneur à l'entrée de la gare de Dreux, mais une nouvelle panne l'immobilisa à douze kilomètres environ au-delà de cette dernière ville  ; il était tard et après avoir vainement tenté de réparer, il s'endormit dans sa voiture et reprit le lendemain la route de Morlaix.
 Je fis remarquer à Seznec les points faibles de cette déclaration. Comment avait-il pu revenir à Morlaix avec une auto incapable de fournir le trajet de Dreux à Paris  ? Il me répondit que c'était M. Quemeneur qui lui aurait conseillé de venir réparer à Morlaix où son mécanicien lui coûterait moins cher, que la voiture ne pouvait pas être présentée sans une réparation sérieuse.
 Je demandais ensuite comment et par qui ils avaient été mis au courant de cette affaire. Il me répondit que M. Quemeneur correspondait par son intermédiaire avec un Américain dont il ne put d'abord me donner ni le nom ni l'adresse. Il alla alors me chercher une autre lettre d'un nommé Ackermann, citoyen américain, habitant Paris, et qu'il avait autrefois connu dans le camp américain de Brest. Dans cette lettre cet Américain lui demandait une avance de dix mille francs lui promettant un intérêt mensuel de mille à mille deux cents francs.
 Comme je m'étonnais que des personnes comme eux habituées aux affaires, aient pu donner crédit à de pareilles absurdités, Seznec me déclara que ce n'était point cette personne qui lui avait offert l'affaire d'automobiles, que leur correspondant dans cette affaire, écrivait au contraire d'une façon impeccable et savait présenter son marché de telle façon que d'autres plus malins qu'eux auraient pu s'y laisser prendre, qu'en outre cette personne écrivait sur du papier portant en-tête Chambre américaine de Commerce de Paris, rue Toutbout
4. Ce qui avait encore augmenté leur confiance [c'est] que lui, Seznec recevait les lettres qu'il remettait à mon beau-frère après en avoir pris connaissance.
 Comme j'insistais pour connaître le nom de ce correspondant il finit par me dire après un instant d'hésitation qu'il devait s'appeler Scherdy ou Cherry, et qu'il habitait boulevard Malesherbes numéro 6, 26 ou 16, il ne pouvait préciser.
 Je faisais remarquer combien tout ce récit me semblait étrange, que nous n'avions trouvé trace de cette correspondance dans les papiers de mon beau-frère. Il me répondit que mon beau-frère voulait conserver cette affaire secrète à cause de sa situation politique et qu'il avait ces lettres sur lui au moment de son départ pour Paris.
 Il ne me parla point de l'acte de vente de la propriété de Plourivo, ni des dollars américains. Comme je lui demandais s'il avait confié de l'argent à mon beau-frère à qui il se disait associé, il me répondit qu'il ne lui avait rien remis. Il ne me parla pas non plus du chèque réclamé par mon beau-frère de Rennes, ce qu'il avoua ensuite connaître cependant.
 Je ne lui cachais pas mes inquiétudes et je lui expliquais que j'avais adressé à mon beau-frère à Paris un chèque de soixante mille francs qui n'avait jamais été réclamé et que je soupçonnais fort que mon beau-frère n'ait jamais atteint la capitale. À l'annonce du chèque Seznec se redressa et eut une exclamation  : «  Ah  ! vous aviez adressé un chèque à M. Quemeneur à Paris, je savais en effet qu'il vous en avait demandé un de Rennes.  »
 Sur ce, nous quittâmes Seznec et regagnâmes, mon beau-frère Louis Quemeneur et moi, la route de Landerneau. Après nous être concertés avec ma belle-sœur, nous résolûmes coûte que coûte d'éclaircir cette affaire et nous décidâmes de prendre le soir même l'express de Rennes pour aller conter notre affaire à la brigade mobile
5, et lui demander une enquête discrète à ce sujet. Nous fîmes téléphoner à Seznec pour lui annoncer notre décision et le prier de vouloir bien nous accompagner, puisque lui seul pouvait donner quelques renseignements utiles  ; il promit de nous rejoindre à la gare de Morlaix, ce qu'il fit.
 Nous arrivâmes à Rennes, Louis Quemeneur, Seznec et moi le dimanche soir 10 juin, et après avoir retenu nos chambres à l'Hôtel Parisien en face de la gare où mon beau-frère et Seznec étaient descendus quinze jours auparavant, nous allâmes directement à la brigade mobile. Nous fûmes reçus par un jeune inspecteur qui nous fit savoir que si nous n'avions pas déposé une plainte au parquet, la brigade mobile ne pouvait procéder à une enquête  ; que cependant, si nous voulions attendre le lendemain, nous pourrions voir le directeur. Seznec fit observer qu'il ne pourrait revenir le lendemain, ayant absolument besoin de consulter dans la matinée un avocat à St-Brieuc pour un procès en cours. De mon côté je déclarais que je n'étais pas encore résolu à déposer une plainte au parquet, que je voulais auparavant contrôler les renseignements fournis par Seznec, et que par suite
6 il était inutile que nous revenions le lendemain, la brigade mobile ne devant se mettre en campagne que sur une plainte officielle.7

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1. Jeanne Quéméner.
2. Le soleil se lève ce jour-là vers 5 heures 15 à Landerneau. Ils ne sont probablement pas partis avant 5 heures.
3. Source  : «  vint  ».
4. The American Chamber of Commerce in France, 32 rue Taitbout, Paris.
5. Les brigades régionales de police mobile, créées en 1907, sont l'ancêtre de la police judiciaire.
6. Dans L'Affaire Quéméneur-Seznec, Bernez Rouz a corrigé ce passage ainsi  : «  par [la] suite  », mais la phrase était correcte, «  par suite  » signifiant ici «  par conséquent  ».
7. Bernez Rouz, pages 100 à 105.

RAPPORT DE L'INSPECTEUR FABREGA

Le dimanche 10 juin 1923 à 19  h.  50 se sont présentés à notre brigade trois messieurs  : l'un d'eux me dit être M. Pouliquen, notaire à Pont-l'Abbé et me tint la conversation suivante  : «  Nous venons vous voir après avis de M. le commissaire de police de Landerneau et serions très obligés à la brigade mobile de vouloir bien effectuer des recherches officieuses sur un membre de notre famille parti à Paris pour affaires depuis une vingtaine de jours et duquel nous sommes sans nouvelle. Nous craignons une catastrophe1 mais désirerions toutefois que cette démarche de votre part ne fasse aucun bruit sur la presse afin d'éviter des ennuis à la personne que nous recherchons au cas où elle serait retrouvée.  » [...] M. Seznec qui n'avait jusqu'alors point pris la parole si ce n'est pour approuver l'amitié existante entre le disparu et lui, me dit qu'il comptait lui et ses deux compagnons quitter Rennes le lundi vers 2 heures du matin.2

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1. Source  : «  Nous craignons à une catastrophe  ».
2. Registre de main courante de la 13e brigade régionale de police mobile, à Rennes. Rapport signé par l'inspecteur Léopold Fabrega. Bernez Rouz, page 104, en note.

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